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dimanche 22 janvier 2017

"Nahéma" de Guerlain, de mémoire de rose


Roses rouges du jardin de mon enfance. Roses jaunes de l'Arbre-aux-Fées. J'aime les roses, mais plus sur leur tige qu'en bouteille (ou à la rigueur, en gelée, ou pour aromatiser les loukhoums). Nahéma de Guerlain fait exception à la règle.
Je l'ai découvert et porté à quinze-seize ans. C'était, je me souviens, dans une des trois ou quatre parfumeries qui jalonnaient alors la rue Saint-Jean au Touquet. Le parfum venait de sortir et je me précipitais à l'époque sur les nouveautés sans trop de discernement (il faut dire que les "livraisons" annuelles ou bimestrielles étaient à la fin des années 70 moins abondantes qu'aujourd'hui). J'étais très - trop - jeune. Et romantique. Nahéma était quelque peu excessif pour une adolescente, mais l'excès n'est-il pas propre à cette phase de la vie ? On teste avec frénésie autant qu'on se teste... Quelques années plus tard j'ai trouvé, toujours chez Guerlain et toujours au Touquet, mon alter ego avec L'Heure Bleue. Comme tous les Guerlain jusqu’à il y a un certain temps, ces jus ont une histoire, ils sont une histoire, souvent intime. Si l'esprit, les émotions et les souvenirs de leurs démiurges y sont imprimés, les côtoyer longuement nous donne le droit de nous les approprier, de leur insuffler notre propre vécu.
Les parfums sont des amis. Souvent plus fidèles à nous que nous ne le sommes à eux.
L'été dernier, après des décennies d'oubli, je ne sais pourquoi, Nahéma s'est mis à m'obséder. Nostalgie ? Envie de changement, pour moi qui m'étais depuis longtemps déjà éloignée des fleuris, exception faite (il y a toujours des exceptions) de Tubéreuse Criminelle, dont je regarde en me tordant les mains ma bouteille vide, et d'Héliotrope d'Etro ? Envie, plus spécialement, de rose ? Et de quelque chose qui se démarque de la production actuelle, au risque d'être "daté" ? J'en ai obtenu, de-ci, de-là, quelques fiolettes. De quoi, pendant quelques semaines, me le remémorer, vivre un peu avec lui, le réapprivoiser. Il n'avait pas changé, ou alors de façon imperceptible à mon odorat.
Nombre de points de vente Guerlain ne le référencent plus, et il est difficile de se le procurer. Il m'a fallu, pour assouvir mon envie, faire preuve d'une obstination de fox-terrier. Au tout début d'un automne encore chaud, j'ai fini, en insistant auprès de la vendeuse, par débusquer un atomiseur qui, relégué au fond d'un tiroir, avait échappé au changement de conditionnement - les "anciens" Guerlain se vendent à présent dans des flacons frappés du motif "abeilles" emblématique de la Maison - et, peut-être, à une reformulation qui l'aurait dénaturé...
Plus de trente ans après la "première fois", l'impression reste identique. On plonge son nez dans un bouquet dru de roses d'origines différentes mais dont les voix se mêlent sans cacophonie, éclatantes, triomphantes, puis decrescendo jusqu'au chuchotement, sans jamais perdre leur identité : leur odeur est présente du début à la fin, avec une surprenante constance. Jean-Paul Guerlain fait fi de la traditionnelle stratification (notes de tête, de cœur et de fond) et Nahéma semble taillé d'un bloc, au risque de dérouter nos nez habitués la sacro-sainte pyramide olfactive. Il présente en outre cette "cohésion" - dont je vous ai déjà parlé - propre aux parfums Guerlain, arrondis, polis, assemblés sans interstices. C'est un travail de joaillier autant que de parfumeur.
Il est des roses starlettes, celle-ci est une diva, plus altière que glamour. Le silence se fait quand elle apparaît sur scène. Jean-Paul Guerlain souhaitait reconstituer une rose plus vraie que nature, mieux que nature, idéale, immortelle : une rose qui marierait toutes les roses, si charnue qu'on aimerait la croquer. Une telle fleur existe-t-elle en botanique ? Est-elle naturelle ? Artificielle ? Rien n'y manque pour restituer la senteur dont la nature l'a dotée : ni la note poivrée, presque animale, musquée, ni la touche fruitée, abricotée, un des constituants odorants de la fleur. J'y décèle également une facette verte qui évoque tout d'abord le poivron ou les feuilles froissées. C'est en fait celle de la jacinthe, qui surgit et monte en puissance, piquante, étrange, au cœur de ce bouquet, aiguillonnant les roses avant de se fondre dans leur foisonnement.
Nahéma, avec son prénom oriental qui se prononce comme - ou dans - un soupir, est aussi une rose où le créateur a injecté ses fantasmes. Je crois qu'il l'a voulue pareille à une femme fatale. On ne sait si son abandon est réel ou feint. On la croit alanguie, c'est une tueuse en fourreau de velours qui vous dégomme d'un seul de ses regards. On ne sait si on étreint une femme, ou un mirage. Je ne peux imaginer ce jus qu'inspiré par une passion brûlante, dédié à une muse qui restera inconnue. Cette brassée capiteuse se fait à la fois déclaration, offrande et symbole. Symbole non pas de toutes les femmes, mais d'une femme. Le créateur nous donne son interprétation de la rose, il la chante, la célèbre, sans tomber dans le piège tendu par le concept douteux de l'"éternel féminin" - une invention masculine pourtant. A nous, si le cœur nous en dit, de nous projeter dans la silhouette ainsi dessinée, de rêver, de nous rêver en  mystérieuse égérie, affirmée, bien contemporaine, à la fois unique et multiple.
L'art consiste ici à apporter une subtile distorsion au réalisme végétal, aussi criant soit-il par moment, pour l'élever au rang de monument. Monument à la bien-aimée, bien sûr, mais qui sait ce qu'il abrite, derrière son architecture imposante, de petits et grands secrets ? Alors, Nahéma, parfait cliché de la femme-fleur ? Que nenni ! Loin de la mièvrerie qui lui est souvent associée, cette rose-là sait aussi se défendre. Ne vous fiez pas au poudroiement suave qu'elle daigne délivrer sur la peau après s'y être lentement effeuillée : elle peut être violente ! Fragile autant que percutante, elle ne se défait pas si facilement de sa cuirasse, comme Athéna (avec qui elle partage, et dans le même ordre, ses trois voyelles : leurs sonorités s'allient), sortie tout armée du crâne son père.

Le titre est emprunté à Fontenelle (1657-1757) : "De mémoire de rose, on n'a jamais vu mourir un jardinier".

jeudi 27 août 2015

Une araignée fait-elle l'automne ?

On se fait une toile ? (Facile, le jeu de mot, je sais.)

Ça y est ! Elles sont revenues ! Passé le 15 août il faut plus ou moins s'y attendre (cela dépend un peu de la météo), mais la première rencontre est toujours désagréablement surprenante. "Elles" : j'ai nommé les araignées, les très grandes, les très grosses, les monstrueuses, qui squattent dès les premières fraîcheurs nos murs, de préférence ceux des chambres et à l'heure de se mettre au lit. Je leur ai déjà consacré deux billets : fascination ou tentative d'exorcisme ? Un peu des deux sans doute... Elles semblent en outre préférer les vieilles bâtisses. Cet attrait pour l'ancien témoigne sans conteste d'un goût sûr en matière d'habitat. Cela me rappelle le jour où je me suis trouvée nez à nez, dans une salle de bain d'un château normand, avec une sorte de mygale, nichée dans une serviette. J'ai jeté le tout au sol avant de prendre mes jambes à mon cou. Je n'ai pas ramassé la serviette et ne sais ce qu'il est advenu de son contenu...
Je me suis souvent demandé si l'automne amenait les araignées, ou si les araignées amenaient l'automne (elles croisent les hirondelles, qui emportent l'été). Je les imagine bien tirant derrière elles, de leurs pattes interminables, la nouvelle saison, un peu lasses, comme un vieux forain son orgue de Barbarie dans la nuit tombante.
J'ai ainsi vu ma première bestiole avant-hier soir, derrière mon bureau, figée par la lumière que je venais d'allumer. J'étais hors de sa portée, et elle ne semblait pas animée d'intentions malveillantes à mon égard, mais je n'en ai pas moins frissonné devant sa pétrifiante laideur. (Je dois être moi aussi d'une laideur pétrifiante car l'animal ne bougeait guère plus que moi.) On pourra me dire que la laideur d'une araignée est un fait culturel, un jugement de valeur, et qu'un araignon* amoureux trouverait sans doute sublime sa congénère. N'empêche. Ce n'est qu'au terme de longues années de travail sur moi-même que j'ai appris à domestiquer ma peur : je supporte - un peu - la vue de ces arachnides mais n'irais pas jusqu'à les laisser gambader sur mon bras. Mais je l'avoue : elles me terrorisent. Immobiles, passe encore. Mais dès qu'elles commencent à se déplacer en étirant maladroitement leurs pattes hideuses...
J'ai tout de même réussi à m'endormir, ne me sentant pas menacée outre mesure. Au matin, plus trace de l'animal. Il a réapparu le soir, à l'autre bout de ma chambre. J'avais pris les mesures qui s'imposaient et m'étais parfumée - un rituel fréquent que j'accomplis avant de me coucher. J'ai pensé que les notes de L'Heure Bleue ou de Vol de Nuit (pardon à Guerlain !), si agréables à mon nez, si réconfortantes, créeraient un bouclier invisible mais efficace autour de moi. Après tout, cela avait fonctionné il y a un an ou deux, l'alternative étant les formules incantatoires que prononce Frodon pour tenir à distance la redoutable Arachné, fiole magique de Galadriel fermement brandie. Chez Tolkien, les araignées sont le mal incarné ; un mal aussi vieux que la Terre du Milieu, conçu par les Forces des Ténèbres consubstantielles à celles du Beau et du Bien dès la naissance du monde. Elles sont retorses, vicieuses, cruelles (on voit que le mal reste fidèle à lui-même et se porte comme un charme). Elles s'en prennent aux représentants du Bien, aux peuples de bonne volonté, Elfes, Hobbits et Hommes.
Leur planter une épée elfique dans le bide constitue enfin, si j'en crois Le Seigneur des Anneaux (mais le Professeur Tolkien fait autorité dans ce domaine), une solution de choix pour s'en débarrasser, du moins provisoirement...
Pauvres araignées, que leur apparence condamne au rejet, à la répulsion, sinon à l'écrabouillement sans états d'âme...
Le ciel est bas, il pleut à verse et la température, seize petits degrés, n'est franchement pas de saison. On a envie de rester chez soi, devant un thé ou un café accompagné d'une pâtisserie, en regardant tomber la flotte, l’œil mi-fataliste mi-distrait. Je n'ai pas revu "mon" monstre. Il est bien moins dangereux qu'Arachné et le cas échéant je me garderai bien de l'occire. Peut-être ne le reverrai-je pas. En attendant je tire les doubles-rideaux avec précaution, au cas où il se planquerait dans leurs plis.
Oui, ce sont bien les araignées, frileuses mais sûres messagères, habiles tisseuses, qui tricotent l'automne avec des fils de brume et de pluie.

*Emprunté à Albert Cohen.

Illustration : image du film de Bill Rebane, L'invasion des araignées géantes (The Giant Spider Invasion), sorti en 1975.

Une pensée pour Lara, "l'Aragne Noire" (un de ses nombreux surnoms), qui nous a quittés le 27 mai 2014 après quinze ans passés à mon foyer. Quinze ans d'amour...

jeudi 19 septembre 2013

Mes nuits avec mes ennemies


L'été a basculé dans l'automne et avec la fraîcheur apparaissent les premières (grosses) araignées. Elles replient leur transat, rangent leurs vêtements légers et se faufilent dans les habitations pour y chercher quelques degrés supplémentaires. Leur compagnie est discrète : elles se déplacent sans bruit et n'élèvent jamais la voix.
Souvent elles établissent leur campement domestique dès fin août. Mais c'est seulement hier qu'elles ont fait leur apparition dans ma chambre. Car elles étaient deux, oui ! Si je ne peux réprimer un sursaut à leur vue, il est hors de question pour moi de leur faire du mal. Elles sont plus impressionnantes que méchantes. L'une se tenait sur le mur, au-dessus des doubles-rideaux, l'autre était arrimée au plafond, pas à l’aplomb de mon lit heureusement. J'étais ainsi en compagnie de trois grosses bêtes noires, puisque Lara dormait sur le canapé. Ma hantise : qu'un de ces arachnides (à l'exclusion de Lara, qui ne se déplace jamais au plafond) ne tombe sur moi pendant mon sommeil et n'entreprenne de me chatouiller la figure. J'ai peur de me réveiller prisonnière d'une toile gluante, incapable de m'en dépêtrer, apprêtée pour le petit-déjeuner de ces animaux. Comme l'infortuné Frodon dans Le Seigneur des Anneaux. Cependant nulle visiteuse nocturne n'est venue escalader mon oreiller. Au matin les deux monstres avaient disparu : je me demande où ils se planquent dans la journée.
Avec l'automne je retrouve aussi les effluves enveloppants et nostalgiques de L'Heure Bleue. Les années n'ont pas altéré sa magie. Je ne m'en lasse pas. La maison ne reculant devant aucun sacrifice, je m'en octroie deux ou trois pschitts de manière quasi rituelle le soir avant de me coucher. Contrairement aux araignées, mon parfum est encore là le matin. Peut-être a-t-il un effet répulsif sur ces bestioles ? Peut-être sont-elles réfractaires à l'art de Jacques Guerlain ? Je me réserve le droit de manifester mon désaccord mais ne leur en veux pas... Pas du tout !
Ceci m'amène à la grande question : quel parfum vais-je porter, outre L'Heure Bleue, cette saison ? J'ai senti quelques "sorties" parfumées de cette rentrée. Rien qui me convainque. Une "livraison" dont la banalité m'attriste. La seule mouillette que j'ai gardée dans ma poche est celle où j'avais vaporisé Vol de Nuit, l'octogénaire encore bien sémillant et qui n'a pas fini de distiller ses mystères. Mais il n'aime pas le froid. Non, je rêve à un Lutens : Rose de Nuit (encore un nom nocturne), une rose chyprée, musquée, aldéhydée, sombre, "sale", diraient les spécialistes. J'en ai une concrète (ou à présent ce qu'il en reste). Je ne suis pas très "rose" mais celle-ci m'a séduite à pas de loup. Pas attrayante au premier abord, mais vite enivrante, addictive une fois révélés ses charmes cachés. On est dans un sous-bois tapissé de mousse humide. Une faunesse est passée par là - ou une femme sauvage, à demi nue, à demi vêtue de peaux aux relents âcres et pourtant doux. Elle sème sur ses pas des pétales odorants. Rose, ô pure contradiction, volupté de n'être le sommeil de personne sous tant de paupières, s'exclame Rilke, mais sa voix se fêle et le vers s'achève dans un murmure.
Pour l'instant c'est un vœu pieux. Si je peux me procurer un jour ce jus dans son flacon-cloche, j'espère qu'il saura me rassurer et aura le même effet que L'Heure Bleue sur les araignées d'automne. Qui sont des petites bêtes frileuses. Comme moi.

Illustration : sculpture de Louise Bourgeois.

mardi 8 janvier 2013

Je me suis laissé avoir

La première rencontre a eu lieu fin 2009. J'étais alors en quête d'un nouvel amour. A l'époque on ne le trouvait que dans les boutiques Guerlain. Je m'en étais procuré une fiolette. J'avais décrété d'emblée qu'il n'était pas pour moi, trop férue d'orientaux ambrés. Et puis en parfumerie l'épithète "gourmand" tend à me hérisser. Mais à un moment de son évolution j'ai admiré, prouesse du nez Guerlain Thierry Wasser, l'illusion du "macaron framboise en 3D", hyperréaliste, saisissante.
Ce prétendant avait pour nom La Petite Robe Noire. Mais le rendez-vous a tourné en eau de boudin et j'ai craqué cette année-là pour un Lutens, bien plus proche de ce que j'attends d'un parfum.
Je restais aussi accrochée à mes vieux Guerlain comme une bernique à son rocher. Accrochée au mythe, à l'Histoire, à la nostalgie, bercée par eux. Ces classiques sont une part de moi et m'ont accompagnée, tel L'Heure Bleue, durant plus de la moitié de ma vie. Adopter ce nouveau jus capiteux mais insouciant, dénué d'ancrage affectif et de pouvoir évocateur, eût provoqué pour sûr un conflit de loyauté. Je l'ai rayé de mes tablettes sans regrets.
Et puis un beau jour, au printemps dernier, La Petite Robe Noire a atterri en masse dans les parfumeries lambda. Il semblait s'en être déversé le contenu d'un Beluga sur les rayonnages. Accessible à toutes à présent, mais non sans avoir subi quelques changements. Car je l'ai essayé.
Sensation assez décevante au premier abord. L'effet macaron a disparu, de même que se sont évaporés les accents verts et chyprés qui se manifestaient en toute fin d'évolution et conféraient à la composition un côté intrigant. En quelques mots, en quittant sa tour d'ivoire, il a perdu de sa complexité et de son originalité. A défaut de pâtisserie laduréenne, on retrouve un accord de fruits rouges, cerise noire si l'on en croit le descriptif officiel, confiture de framboise en sus pour moi. Le tout est enrobé par un patchouli présent mais discret, plus rond que terreux. En outre il possède un poli, un arrondi, une cohésion, une qualité d'exécution propres à Guerlain, même s'il n'a rien à voir avec ses illustres ancêtres.
J'ai obtenu un échantillon de cette Petite Robe-là. Le petit contenant de verre a traîné sur la commode dans l'entrée. Il s'en échappait insidieusement des volutes de tabac blond miellé et de foin coupé assez irrésistibles je dois l'avouer. Pas étonnant que le parfum fasse un carton, avec hélas pour corollaire l'anonymat...
Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis. Face à tant d'insistance je me suis laissé avoir. Piégée comme une bleue par tant de séduisante facilité. Par ce jus joyeux et sans mémoire, un peu aussi par la chanson entraînante (et vengeresse !) de Nancy Sinatra, par la silhouette filiforme évocatrice d'émancipation qui l'incarne. Il se comporte plutôt bien sur ma peau, avec une tenue plus qu'honorable. Vaporisé sur mes vêtements, il m'entoure d'une odeur de... miel, curieusement. Ce n'est pas désagréable. Il sait même se faire rassurant quand vient l'heure du coucher, avec ses effluves de barbe-à-papa et de nougat croquant.
Porter un parfum sans attaches, sans histoires, sans souvenirs, sans fantômes dans son sillage, sans prise de tête, qui se contente de sentir bon, parfois ça fait du bien.
Alors, foucade d'un hiver ou relation durable ? On verra. Nos histoires avec nos parfums ne sont heureusement régies par aucune loi.


Il y a cinq ans aujourd'hui s'ouvraient la porte et les fenêtres de ma Chambre Normande. Je n'avais pas la moindre idée de l'apparence qu'elle prendrait au fil des billets et soupçonnais encore moins qu'elle perdurerait ainsi dans le temps. Pour fêter cet anniversaire je porte La Petite Robe Noire, et j'irai même jusqu'à esquisser un pas de rock, boots aux pieds of course.
Merci à mes fidèles lecteurs.


samedi 21 avril 2012

Je dors avec un centenaire


Que ne ferait-elle pas pour arrondir ses fins de mois, allez-vous dire, outrés ? Car il va de soi que le vieillard susmentionné a les rognons bien couverts. Pour quelle autre raison, sinon ? Bon, encore, elle ne fait que dormir. Mais il faut supporter les ronflements qui s'échappent d'une bouche édentée, voire légèrement baveuse. C'est là le prix à payer pour rouler en Maserati, passer ses vacances à l'Eden Roc et goûter à tous les autres plaisirs de la grande vie. Bref, vous m'imaginez parfaitement vénale et dévoyée.
Que nenni ! Vous n'y êtes pas du tout !
Le centenaire en question, c'est L'Heure Bleue, porté sur les fonts baptismaux en 1912 par Jacques Guerlain. Alors que d’habitude je me tourne vers lui dès les prémices de l'automne, le froid et la pluie de ces jours-ci m'ont jetée - prématurément ou tardivement - dans ses bras. C'est dans ses notes aromatiques, fleuries, poudrées et vanillées que je m'endors, comme auprès d'un doudou. On ne saurait imaginer nuit plus chaste. L'Heure Bleue n'est pas un séducteur, mais un compagnon enveloppant et rassurant.
Dans mon petit nuage, je m'interroge pourtant. Si je sentais le parfum d'origine, le reconnaîtrais-je ? Les ingrédients utilisés aujourd'hui ne sont plus ceux d'il y a cent ans. Mais, surtout, la dictature du marketing et des réglementations européennes notamment - qui visent à bannir tout composant potentiellement allergène des parfums - est passée par là. Les marques reformulent leurs grands classiques à tour de bras par un souci de conformité dont on ne sait s'il est louable ou non, utile ou non, et cela dans une absence de transparence que l'on peut déplorer. Combien de fois me suis-je entendu dire dans une parfumerie, par une vendeuse scandalisée, qu'on ne touche jamais aux formules ? Cependant le processus est bien lancé, et au fil des liftings, les parfums perdent leur identité, leur âme, au point que je me demande si les jus mythiques ne sont plus que des noms plaqués sur des fantômes, de vagues sosies qu'on nous fourgue comme identiques aux originaux.
Bon, L'Heure Bleue reste tout de même très beau. En près de vingt-sept ans de vie commune, il a gardé son pouvoir évocateur, sa mélancolie d'un autre âge qui me colle à la peau. Vol de Nuit aussi, bien sûr, mais j'ai nettement détecté des changements dans l'eau de toilette comme dans l'extrait. C'est ce dernier qui a sans doute le plus pâti des reformulations. Ses notes animales, cuirées, son fond vanillé ont été bien rabotés - c'est en tout cas ce que me dit mon nez.
Et j'en suis triste.
Alors je sens que je vais avoir tendance à me détourner de Guerlain. D'autres maisons me tendent d'ailleurs les bras. Il n'est pas sûr que j'y perdrai au change.
Et puis, chuuuttt, en dépit de mes regrets, je porte parfois Vol de Nuit pour dormir, l'été. Son année de naissance ? 1933. Encore un an et je passerai la nuit avec un octogénaire.

Illustration : Mathusalem, abbaye de Canterbury

lundi 18 avril 2011

Considérations picardes et olfactives

Une fleur de saison...

Un cerisier en fleurs et une pensée pour le Japon...

Un petit tour dans les étangs de la Somme, à la faveur du beau temps, voici une quinzaine de jours. J'apprécie toujours quelques heures de ressourcement en Picardie. Routes souvent désertes qui serpentent à travers la campagne vallonnée, canal, étangs... Tout invite à la lenteur et au calme. Je traverse un paysage à présent familier. La Grande Guerre y a apposé ses marques indélébiles, mais l'heure n'est plus au silence solennel. La nature émerge de sa léthargie hivernale et c'est un déploiement de couleurs autour de moi.

Un buisson buissonnant, dans sa parure de printemps

Un esprit un peu guinguette à l'ancienne, avec sa terrasse au bord de l'eau...

Je m'offre un détour pour admirer la "belle maison" de Méaulte. L'Ancre, limpide et vive, longe le terrain. Selon mes recoupements, il s'agit du Domaine des Viviers, demeure construite pour l'avionneur Heny Potez (NB : rien à voir avec le Chat Potté). Le pavillon du gardien, avec ses rondeurs de maison de Hobbit, vaut à lui seul le détour. La bâtisse elle-même est bien cachée au fond d'un parc. Je serais prête, comme le dirait Varg Veum, à louer la boîte aux lettres, si mes moyens me le permettaient. De plus j'aurais sans doute du mal à y tenir.

 Le mystère reste entier...

Et le parfum dans tout ça ? Eh bien j'assimile la belle maison de Méaulte à Vol de Nuit. Je les dirais unis par une même esthétique ; ils ont selon moi beaucoup en commun. Tous deux sont nés à la même époque - les Années Folles - 1927 pour l'une, 1933 pour l'autre. Tous deux évoquent le monde de l'aviation. Tous deux possèdent le même charme hautain et mystérieux. Ils ont l'étrange beauté, quelque peu figée, des choses modernes en leur temps et aujourd'hui surannées. Un décalage qui les rend fascinants. Comme si nos yeux, notre nez du XXIe siècle ne pouvaient capturer la totalité de leur âme ; une part en est destinée à nous échapper. C'est sans doute cela qu'on nomme nostalgie.
Amoureuse de Vol de Nuit, j'en trimballe toujours quelques fiolettes dans mes poches et mon sac, pour le plaisir de les humer où que je sois. L'extrait est, bien sûr, sublime. Il y a deux flaconnettes sur mon bureau, vides. En apparence seulement, car c'est la présence du parfum que je perçois en entrant dans la pièce. Les minuscules contenants de verre en ont gardé la trace et l'exhalent avec constance (sauf quand Sables, dont je m'arrose par beau temps, vient le bousculer sans ménagement).
Contrairement à la "belle maison", les "vieux" Guerlain (dont L'Heure Bleue, évidemment) sont des figures du passé accessibles. Je me dis que ces survivants d'époques révolues subsistent tant que nous leur prêtons notre peau pour perpétuer leur splendeur.

mardi 8 juin 2010

Vol de Nuit (terre des femmes)


Plus de trente ans ont passé depuis mon premier Guerlain et je l'ai toujours ignoré. Vous me direz, impossible de porter ce parfum à quinze ans (même si Nahéma était, à sa façon, bien plus "violent"). Je l'ai sniffé deci-delà sans jamais accrocher. Je le trouvais vieillot et déconcertant, trop marqué par une époque depuis longtemps enterrée - les années 30. Il faut dire que j'étais, et suis toujours, folle de L'Heure Bleue.
Un échantillon a traîné tout l'hiver dans la poche d'un manteau de demi-saison. Mon dernier essai, voici quelques mois, ne m'avait pas plus conquise que les précédents. Et puis là, comme pour lui laisser une ultime chance mais sans trop y croire, j'ai ouvert la minuscule flûte de verre, ai posé une goutte de son contenu sur ma main. Ô surprise, Vol de Nuit m'a parlé. Ancien et pourtant si vivant, nimbé de sa longue histoire, il m'a chuchoté de belles et douces choses. Je le tenais pour un parfum d'hiver (ne l'associe-t-on pas à la fourrure ?). La chaleur quasi estivale de ces derniers jours est-elle à l'origine de la révélation ?
Le départ est sec et un peu raide. Puis les notes vertes assez âcres s'assouplissent sous l'effet de l'ambre, de la vanille et des épices. Son cœur d'iris, mouillé et terreux, se révèle. Son caractère poudré se fait alors sentir. Poudré ou "poussiéreux" : c'est pourquoi je le trouvais plus "daté" que L'Heure Bleue. Les aldéhydes, en sourdine, renforcent cet aspect discrètement suranné mais en aucun cas rédhibitoire. Le parfum m'évoque alors un fauteuil ancien tendu de velours un peu râpé. La pièce est vaste et haute, sous sa housse le piano, dans un angle, attend. A moins qu'on ne soit dans quelque boudoir meublé sobrement mais avec raffinement. J'imagine le poudroiement argenté de l'iris comme la poussière en suspension dans un cône de soleil.
En dépit de ses notes hétérogènes, voire de ses facettes antagonistes, Vol de Nuit présente un équilibre, une cohésion de la construction, un fondu, un poli propres aux vieux Guerlain. Du grand art ! Son évolution est ambivalente, peut-être selon les supports, peau ou textile, ou les concentrations essayées : eau de toilette et extrait. Tantôt il joue un accord chypré, étrange et exotique, tantôt vanille et ambre se mêlent aux accents boisés, s'amplifient et chantent d'une même voix chaleureuse, dans une grande proximité avec L'Heure Bleue. Les deux, après tout, sont frères consanguins. Vol de Nuit se fait alors caressant et rassurant.
Ce parfum n'a pour moi rien d'abstrait et j'ai du mal à le projeter, à me projeter dans l'univers romanesque de Saint-Ex. Foin de l'Aéropostale ! Ce n'est pas ce voyage-là pas qu'il me propose. Il invite à une exploration intimiste, voire introspective, de paysages inconnus, mais les pieds bien sur terre, nus sur la mousse odorante.
Le prochain amour...
Pour le moment je grappille des échantillons lors de mes visites en parfumerie.
La souscription est ouverte.

Vol de Nuit, création de Jacques Guerlain, 1933

lundi 9 novembre 2009

Le prochain amour 3

Je suis retombée voici peu dans les bras de L'Heure Bleue et notre histoire n'est pas près de finir. Je vous en ai beaucoup parlé. C'est ma drogue, mon parfum-pansement. Le seul que j'ai envie de porter chez moi, avant de me mettre au travail ou le soir, quand j'ai enfilé robe de chambre et pantoufles.
Mais voilà, je crois toujours au Graal. Au parfum idéal. Les parfums "de niche" connaissent une telle prolifération qu'il en existe bien un ou deux avec lequel j'aurais envie de faire un bout de route... Mais pas question de porter un jus auquel je ne serais pas attachée ! Je m'emploie donc à élire celui que le Père Noël voudra bien déposer dans mes petits souliers. S'il est décidé...
Le Martien trouve toujours la femme du voisin plus verte.
Je cherche donc un parfum, ou m'imagine en chercher un, car le coup de foudre ne se décrète pas.
J'ai passé commande sur decant-me.com. Un "decant", je le sais depuis peu, est un échantillon, un peu de parfum logé dans une minuscule fiole en verre, ou "flûte", et directement tiré du flacon d'origine. Ça permet de découvrir une fragrance et de se familiariser avec elle avant le Grand Achat.
Dans ma commande, La Petite Robe Noire de Guerlain, qui suscite sur les blogs et les forums des avis contradictoires : vilipendé par les uns, encensé par les autres...  Injure suprême : c'est pas un Guerlain ! Impossible de se faire une opinion sans l'avoir senti !
Je ne me suis pas spécialement tournée vers les nouveautés. Je connaissais déjà Cuir Mauresque et  Rahat Loukoum de Serge Lutens et avais besoin de me les remettre en mémoire.
Mon petit paquet est arrivé jeudi. L'envoi est rapide et soigné. Les fioles sont emballées individuellement et, bien protégées dans leur plastique à bulles, glissées dans une charmante pochette lamée. Un petit mot les accompagne, et je suis très sensible à cette attention. Un raffinement à la hauteur du contenu !
Rahat Loukoum est une merveille, mais je ne sais pas si j'aimerais le porter, plus "accro" au musc vigoureux, "puissant et doux" comme le chat de Baudelaire, de Muscs Koublaï Khan. Cuir Mauresque me rappelle Narcisse Noir de Caron...  La Petite Robe Noire... hum, je suis très partagée... Mais l'illusion finale de macaron à la framboise est saisissante ! Une note qui s'inscrit dans Ladurée...
Je vous en reparlerai.
Je trouve fantastique de pouvoir découvrir ces parfums rares chez soi, sans courir dans les temples parisiens qui les gardent jalousement (bien qu'une visite y soit très agréable, je ne dis pas le contraire !) !
Sur leur site, Nathalie et Véronique Bessard, deux sœurs passionnées, proposent une large palette de fragrances d'aujourd'hui et d'hier, connues et moins connues, parfois oubliées. Des créations Guerlain, Chanel, Annick Goutal, Serge Lutens, Hermès, Robert Piguet, Éditions de Parfums de Frédéric Malle deviennent ainsi accessibles aux nez curieux ou nostalgiques.
Les frais de port, 2,20 €, sont très raisonnables.
Nathalie et Véronique ont également leur blog :
http://lesateliersduparfum.typepad.fr/les_ateliers_du_parfum/
Je dresse la liste des noms qui figureront dans ma prochaine commande. Et si le coup de cœur était au rendez-vous ?



jeudi 15 octobre 2009

Le coeur cambriolé


Un flacon qui a de la bouteille...

Je suis allée rechercher dans l'obscurité d'une armoire mon flacon d'extrait d'Heure Bleue, tel un trésor, une relique qu'on ne présente à l'adoration des fidèles qu'une fois l'an. Il est toujours lové dans son charmant écrin XVIIIe. Je me souviens l'avoir acheté en janvier 1987. C'est un rescapé.
1er septembre 1996. Je rentre de Normandie. Je trouve la maison saccagée, la porte de la cuisine fracassée, du désordre partout. Les malfrats ont emporté des objets auxquels ma mère et moi tenions : beaux bijoux fantaisie, couverts en argent, mais aussi lecteur de CD et disques. Ils ont mis à sac l'armoire à parfums. Ont disparu mon flacon d'extrait d'Après l'Ondée, introuvable aujourd'hui, le Blonde de ma mère, une superbe tubéreuse signée Versace, et d'autres. Des gens de goût, ces voleurs, direz-vous ! Mais les gens de goût ne volent pas ! Et puis ils ont dédaigné les disques classiques !
Je suis effondrée.
Oui, c'est matériel. Mais c'est un peu plus que du matériel. Ces choses faisaient partie de moi. On a touché à mon intimité, à ma mémoire, à ma tranquillité domestique. Elle ne sera jamais plus ce qu'elle était.
L'expérience est particulièrement traumatisante.
Dieu merci les chats n'ont rien ! Mais j'ai eu bien peur quand même, car mon Muscade tardait à rentrer... (Ne pas trop compter sur les chats pour défendre une maison contre des intrus.)
Toujours est-il que ma bouteille d'Heure Bleue a échappé au pillage. Je la regarde parfois et l'ouvre. Il reste une petite moitié de son contenu, d'un jaune sombre. Les notes de têtes sont altérées et pour tout dire, atroces. Mais je reconnais ses notes de cœur et de fond, toujours suaves, quoiqu'à présent très volatiles.
Puissé-je m'offrir à nouveau cet extrait un jour...
En attendant je me suis parfumée à l'eau de toilette, histoire d'attaquer avec plus d'énergie mes corrections et de me consoler des rigueurs de mon travail.
Comment ça, vous n'avez jamais senti l'Heure Bleue ? Tenez, je vous en envoie une grosse bouffée !
Allez, pschitt pschitt !!

mardi 29 septembre 2009

L'Eternel Retour



Je me suis décidée, à la faveur d'une remise au Printemps. L'Heure Bleue, mon vieux compagnon, est de retour. Il ne m'a jamais vraiment quittée (par là j'entends que j'en ai toujours gardé un flacon, mais je me sens bien hypocrite en proclamant ma prétendue "fidélité").
Guerlain. Une connotation bien trop BCBG pour moi. Des jus classiques. Des souvenirs pas forcément agréables. Porter L'Heure Bleue, c'était refuser d'évoluer, de secouer ma mue. Depuis quelques années je me suis tournée vers les Lutens, ces puissants philtres orientaux. Et puis.
J'ai commencé par quelques pschitt d'eau de parfum, le soir. C'était un besoin que j'éprouvais avant de me pelotonner sur le canapé, devant un bon DVD, dans une lumière douce. Mon parfum oublié m'apportait plaisir olfactif et réconfort. Je retrouvais le matin sur ma robe de chambre (celle qui fait fuir les araignées) ses notes de fond balsamiques et poudrées. Une sorte de réappropriation. L'atomiseur n'est pas neuf et le parfum s'est peut-être altéré. Parfois il me semble que oui, parfois je retrouve toutes ses notes intactes. Elles exhalent même des accords insoupçonnés jusque là : le Sénophile que l'on mettait sur les fesses des bébés "de mon temps", la pâte d'amande, la cire d'abeille (mais peut-être est-ce dû au fait qu'il a "tourné", justement ?). Il y a le piquant, l'amer et le doux. Pour en avoir le cœur net, j'ai re-senti l'eau de toilette voici peu, sur mon bras, pas sur une mouillette. J'ai découvert qu'elle me plaisait toujours. Ses notes sont moins insistantes, plus douces. L'eau de parfum possède quant à elle une autre dimension, qui amplifie certains accords...
Les deux "versions" m'enveloppent d'une aura sacrée protectrice.
Une histoire faite pour durer de nouveau ? Je ne sais pas. Mais je sais que si les amours passent, les parfums restent.
C'est donc au stand Guerlain du Printemps que je suis passée à l'acte.
La femme est un roseau dépensant.

dimanche 17 février 2008

A l'autre bout du jour

Un atomiseur de métal doré, encore aux deux tiers plein, souvenir d'un après-midi normand. Un pschitt sur l'avant-bras, pour m'accorder une petite bouffée de revenez-y. Un parfum qui, après tant d'années, commence à s'altérer, à émettre sur la peau des notes dissonnantes. Serait-ce que

J'ai laissé le soleil à l'autre bout du jour

Je n'ai plus que la nuit pour trouver mon amour

Il y a plus de vingt ans, une journaliste de Marie-Claire - je crois ! - citait la chanson "Petite annonce" d'Alain Souchon pour évoquer L'Heure Bleue. J'étais jeune, romantique et depuis j'ai appris à ne plus me laisser séduire par les mirages du langage journalistique dès lors qu'il s'applique au parfum.
C'est à Rouen que ma mère m'a offert ma première bouteille d'Heure Bleue. J'avais vingt et un ans. La parfumerie de la rue de la Champmeslé existe toujours mais, signe des temps, elle a changé d'enseigne et arbore désormais les couleurs d'une chaîne. Autant dire que ce n'est plus du tout la même chose, mais je ne vais pas me lancer dans une vaine diatribe contre les parfumeries-supermarchés ! C'est dans ce lieu également que j'ai senti pour la première fois Après l'Ondée... L'infidélité déjà en germe !
Je n'en étais pas à mon premier Guerlain. Nahéma et Chamade avaient déjà accompagné mes rêves d'adolescente. L'Heure Bleue était, avec le confidentiel Après l'Ondée, le seul Guerlain que je ne connaissais pas. Je n'étais pas pressée de le découvrir : j'avais lu qu'il était fleuri, doux, suave... tout ce qui m'évoquait la mièvrerie ! C'est dans une parfumerie de la rue Saint-Jean au Touquet que je l'ai senti pour la première fois. Coup de foudre. Des notes florales qui se fondent en un cœur balsamique irrésistible. C'était me semble-t-il ce que je recherchais depuis toujours... Il s'est accroché à la bandoulière de mon sac trois semaines durant. Je le respirais avec extase et incrédulité : j'avais "trouvé". Jusqu'à cet achat rue de la Champmeslé où j'ai pu l'avoir rien qu'à moi et à volonté.
C'est d'abord une bouffée hespéridée, plus ou moins prononcée selon les jours. Ces notes piquantes, épicées s'adoucissent en une composition suave, en effet, mais non dénuée de caractère. Ce que j'aime le plus dans L'Heure Bleue, ce sont les notes héliotrope et benjoin. L'héliotrope miellée me ramène encore à la Normandie, à Saint-Saëns où - bien plus tard - un loustic m'en avait offert chez le fleuriste de la place quatre plants qui n'ont guère survécu... eux non plus :-) ! L'héliotrope, c'est aussi pour moi les jardins de Trianon et la nuée de jardiniers en effervescence dans les parterres. Le benjoin, c'est enfin le baume apaisant, réconfortant qui se love au cœur du parfum. Celui-ci embaume, au sens propre du terme. Pendant des années, il a été mon bouclier contre la laideur et la violence environnantes, mon refuge suprême. Un petit nuage d'Heure Bleue autour de moi, et je ne touchais plus terre. Je pense à ces moments, et je me vois marchant dans l'air figé d'un matin d'hiver. Le froid craquant cristallise les notes poudrées et balsamiques. Mon parfum m'auréole d'un poudroiement presque tangible, grisant tant pour les sens que pour l'esprit.
Trop d'amour tue l'amour - oh je voudrais tant que ce ne soit pas vrai ! Je pourrais dire que L'Heure Bleue s'est chargé d'un affect trop lourd, accumulé en plus de vingt années ! Mais surtout, j'ai évolué, et mes goûts aussi. J'ai quitté la peau de la jeune fille des années 80. J'ai découvert d'autres univers parfumés. En parallèle à cette dés-affection, je trouve depuis quelque temps que l'aspect aldéhydé se fait plus présent. Ceci explique-t-il en partie cela ? Qui a changé, lui ou moi ?
Je ressens maintenant L'Heure Bleue comme un parfum crépusculaire. Il rejoint en cela l'intention de son créateur, Jacques Guerlain. Un cycle s'est accompli. C'est le parfum du temps arrêté, de l'attente. Je voudrais encore l'aimer autant que je l'aimais autrefois. J'en conçois un regret poignant. C'est comme un grand amour. Au fond on sait qu'il est unique. On voudrait encore y croire, parfois. Mais on ne se réchauffe pas au feu de soleils révolus.
Je me suis rendue à l'évidence : le parfum d'une vie n'existe pas... Une idée coriace qui se dilue dans la réalité. Ou dans la vie, tout simplement, dans la loi de l'évolution qui nous pousse en avant, nous fait avancer et nous modèle inlassablement au fil de nos rencontres. Renoncer à l'idée d'éternité parfumée, rassurante certes, mais aussi sclérosante, et se dire que le plus beau reste toujours à venir ?
Oui. Peut-être.
La dernière fois que j'ai porté L'Heure Bleue, c'était la veille de Noël. J'en ressentais le besoin. Mais j'étais un peu triste. Ce n'était plus moi. Seules les notes de fond gardaient leur pouvoir évocateur. Il me parlait du passé, de ma jeunesse. J'avais l'impression de me complaire dans une inutile nostalgie.
Je le hume encore de temps en temps, comme si notre histoire n'était pas finie. Trop forte, trop belle pour avoir définitivement gagné l'ombre. Malgré tout, sa magie n'en finit pas de trouver un écho en moi. Qu'ai-je donc laissé "à l'autre bout du jour" ?