jeudi 11 février 2016

Zangra

"... le fort de Bellanzio qui domine la plaine..."

"Je m'appelle Zangra..." On croit tout connaître de Brel. On fait erreur. Parfois un site comme Youtube, en vous révélant par hasard des pépites - un terme à la mode - méconnues, vous ramène à votre ignorance crasse. C'est ce que je me suis dit en découvrant Zangra, voici quelques mois. Et quelle découverte ! Un texte et une musique qui vous assènent une bonne claque en pleine poire. On est sonné. Par le génie langagier et musical de Brel, déjà. Et puis on écoute ces paroles fulgurantes, cette orchestration saccadée qui pousse le récit vers son dénouement, vers une chute qu'on pressent, à mesure que la chanson se déroule, simple et terrible. En neuf strophes, l'artiste délivre, avec sa fougue et son pessimisme, la trame entière du Désert des Tartares, le chef-d’œuvre de Dino Buzzatti, paru en 1940. Cinq couplets insistants (et quatre refrains comportant des variantes), répétitifs, taillés à coups de sabre, qui retracent l'existence d'un homme, un soldat, ignorant qu'il est promis à l'abîme. Brel est fidèle au message du romancier, il l'a compris, il en a saisi l'essence, il l'a fait sien. Les arrangements sarcastiques, évoquant l'ennui ou la lassitude, accompagnent ces mots qui vous clouent sur place.
La vie de ce militaire, Zangra, est narrée dans un souffle tragique, sur un rythme haletant. Nommé au fort de Bellanzio - comme dans le roman, on ne saura pas où se situe ce lieu reculé - il attend l'ennemi, ces fameux Tartares que personne n'a vus mais dont chacun redoute l'assaut. Un assaut qui ne vient pas, tandis que le temps passe, que Zangra monte en grade, espérant sans répit le moment de livrer la bataille "qui le fera héros" et l'obsède au point de susciter un décalage permanent, tragi-comique avec ceux qu'il côtoie, femmes ou compagnons de beuveries. Nimbée d'une menace en éternel suspens, si ténue qu'elle en semble irréelle, la vie s'écoule, bercée par ces rêves de gloire, l'ennemi reste invisible et nous retenons notre souffle. L'épilogue tient en cinq mots. Vieilli et usé, Zangra ne sera pas héros alors que l'armée tartare apparaît au bout de la plaine.
Mais l'ennemi, ce ne sont pas ces cavaliers armés, c'est le temps. Il a filé sans que Zangra, dans son aveuglement, bêtement, vainement fidèle à son poste, s'en aperçoive. Il lui a volé sa vie, sa santé, ses désirs, ses amours, même, selon un fatalisme ironique et amer qui nous renvoie à l'absurdité de la destinée et à sa vacuité, et désagrège les illusions des hommes.
La seule certitude dont nous puissions nous prévaloir en ce monde est celle de notre défaite face à cet ennemi-là.


 

Illustration : la citadelle de Bam (Iran), en 1992. C'est là qu'a été tourné le film tiré du roman de Buzzatti. L'antique forteresse a été détruite dans un tremblement de terre meurtrier en 2003. Photo de Yann sur Wikipédia.