mardi 29 août 2017

Excalibur (la caisse à Arthur)


Je l'ai vue alors que je m'engageais sur l'autoroute, dimanche dernier. Je m'en suis presque étranglée. Elle dépassait d'autres voitures - sans clignotant - et zigzaguait sur les deux files de tout son long châssis. Une silhouette identifiable entre toutes : une Excalibur. C'est une vision rare. On a de la chance si on en croise trois ou quatre dans sa vie. Quelques kilomètres plus loin, je l'ai doublée. Deux messieurs étaient à son bord. Le conducteur arborait un sourire béat, tout à l'ivresse de la conduite. On le comprend. J'aurais sans doute exprimé le même ravissement à sa place.
A la vue de cette auto fabuleuse je me suis prise à rêver d'une virée romantique. A Deauville, aux Cinque Terre, en Italie, ou vers quelque plage déserte. Au bout du monde (mais le bout du capot, c'est déjà loin). Avec le sosie de Robert Redford. En plus jeune. Dans un sillage de parfum Patou.
Une Excalibur, c'est à la fois un monstre et une œuvre d'art. On adore ou on déteste. On épuiserait son stock de superlatifs pour décrire cette "chose", cet hybride, fruit d'un télescopage entre la désinhibition des Années Folles et la prospérité des Trente Glorieuses. Étalage de tuyaux chromés semblables à des serpentins, dont on se demande s'ils ne sont pas des trompe-l’œil, phares écarquillés, ailes avant interminables, marchepieds pour grandes pointures : le luxe décomplexé, la luxuriance. Une voiture pour riches excentriques, pour nouveaux riches, aussi... Une voiture pour grands-ducs russes (mais à présent les Romanov sont des gens comme tout le monde, les descendants mâles portent des costards-cravates lors des cérémonies, rien ne les distingue d'un quidam un peu bien sapé). L'adjectif "déraisonnable" semble celui qui lui convient  le mieux. Et cette déraison fait du bien, dans une société gouvernée - en apparence du moins - par la raison et le rationnel (ou le rationalisme) et qui formate à tour de bras.
Jeune, je m'amusais à dire :

"Qu'est-ce qu'une Excalibur ?
C'est la caisse à Arthur !"

Oui, j'ai bien noté la grosse faute de syntaxe, mais c'est surtout une allusion au roi Arthur, dont l'épée enchantée a donné son nom à la marque de Milwaukee, née au milieu des années 60 et dont les modèles, durant près d'un quart de siècle, multiplièrent les emprunts à Bugatti, Mercedes-Benz et autres constructeurs prestigieux. Excalibur, c'est aussi un grand film de John Boorman et le titre d'une superbe chanson de William Sheller. Il faut croire qu'un tel nom ne peut inspirer que de grandes et belles choses. Des choses folles, démesurées, un peu magiques et, parfois, tragiques, alors que la voiture "arthurienne" n'évoque que plaisir, insouciance et liberté, dans un esprit proche de la contre-culture américaine... On ne sait finalement si l'Excalibur, fille d'un âge flamboyant à jamais perdu, nous fait basculer dans un autre univers, ou une autre époque. "Soyons fous", nous lance-t-elle dans un clignement de ses yeux ronds. On pense à Gatsby le Magnifique. On s'imagine filant, tête dans les étoiles et cheveux au vent, sur une route infinie. Peu importe la destination. Au coucher du soleil on s'arrêtera pour contempler les diaprures changeantes du ciel sur la baie, on sortira la bouteille de champagne et les flûtes, on fera tinter le cristal et on portera un toast à l'astre orangé déjà presque assoupi.
L'Excalibur parle de folie, elle parle à la folie qui lutte en chacun de nous pour se faire jour parce que ce monde, pour s'être trop frotté à la folie destructrice, n'a plus le cœur ni la tête à la folie joyeuse. Elle incarne l'extravagance et le refus des diktats sociaux et esthétiques, une conception indépendante de l'automobile, un art de vivre. Foin de la banalité, de la platitude, de la grisaille, apanage des médiocres qui voudraient nous façonner à leur image. La vie est un mirage. Rêvons. Soyons des grands-ducs russes. Soyons fous. Soyons magnifiques.