mercredi 8 mai 2024

"Trop grande pour moi" (hêtraie à voir)

 

Tout a commencé avec une photo. Une photo de vacances en noir en blanc, prise alors que j'ai six ou sept ans. Je pose devant un monument aux morts ou un mémorial dont la forme est celle d'une croix de Lorraine inscrite dans le "V" de la victoire.
Quelques décennies plus tard, cette image, retrouvée parmi une poignée d'autres, est une énigme. Et je dispose de peu d'indices.
J'ignore où se trouve ce monument, j'ignore de quelles vacances il s'agit, le dos de la photo ne comportant ni lieu, ni date.
Je sais seulement que c'est "quelque part en Normandie".

Devant le fiasco de la recherche par image de Google, je dois me transformer en détective. Je ne lâcherai pas le morceau.

Après quelques heures de cyberfouilles infructueuses, la lumière vient d'un site qui recense les monuments aux morts par département. Mon cœur bat plus vite. Je reconnais sur la page la croix dans son "V". Elle est maintenant peinte en marron, et non plus blanche. Mais son identification ne fait aucun doute. Le nom du lieu et l'histoire du mémorial sont précisés. Je peux maintenant dater ces fameuses vacances, juillet 1970. La famille passait un mois dans une maison à colombages au Tronquay, dans la forêt de Lyons-la-Forêt, "la plus grande hêtraie d'Europe", si j'en crois Wikipédia.

Qu'a donc cet été-là eu de si spécial ?

Au Tronquay les distractions étaient rares. Nous allions acheter du lait à la ferme dans un grand bidon en fer. Les jours de pluie nous jouions au "Cochon qui rit". Les autres jours (nous en comptâmes quelques-uns), nous parcourions longuement les environs à la découverte de sites marquants ou de curiosités architecturales. Il y eut ainsi, au cœur du massif forestier qui ondule et s'étire sans fin, des visites en des lieux chargés d'une mémoire trop grande pour moi. Des lieux qui m'ont durablement impressionnée, sans que je puisse définir l'origine de cette empreinte confuse et vaguement sinistre : une chose qui se ressent et ne s'explique pas.

Je me souviens tout particulièrement de "l'Allée des trous" (ou "des cachots"), où des événements funestes avaient dû survenir. Les adultes qui m'entouraient parlaient d'un convoi allemand attaqué par des résistants. La densité des fûts, alliés végétaux, le relief accidenté étaient propices aux coups de main et aux embuscades nocturnes. Sitôt leur action accomplie, les maquisards avaient enfoui les camions dans un repli de ce terrain dont ils connaissaient parfaitement la topographie. Je me figurais alors des tombeaux, des soldats morts ensevelis avec leurs véhicules. Mon jeune esprit était confronté à une solennité saisissante et muette, qui me semblait déjà dissimuler une horreur informulée. Les lieux étaient baignés d'étrangeté et, pour tout dire, hantés. Et ces spectres étaient sans visage.
Je n'en avais pas l’idée précise à six ans, mais c'est la mort qui était là, omniprésente, terrifiante. La mort avec des murmures, des cris, des guet-apens, des rafales de mitraillette, des exécutions sommaires, des corps mutilés enterrés à la hâte, de brefs éclats de lumière dans l'obscurité de la forêt et de la nuit. J'étais incapable d'exprimer précisément l'épouvante ressentie, ni seulement l'extérioriser. 

Longtemps j'ai cru à de faux souvenirs, faute de "preuves". Avais-je rêvé ? Mon enquête sur la photo mystérieuse m'a fourni des éléments concrets et permis d'entrevoir la raison ces visites : l'intérêt de mon grand-père maternel pour la Résistance. Il était manifestement sur les traces des groupes de maquisards ayant opéré dans la région. J'ai pu identifier deux d'entre eux : les Diables Noirs à Saint-Denis-le-Thiboult, le maquis de Mortemer.
Une fois ces certitudes acquises, j'ai commandé un ouvrage qui devait, pensé-je, m'en apprendre un peu plus sur cette époque, dans cette région. Curieusement, la couverture du bouquin reflète assez bien la représentation cauchemardesque née de mon imagination...


Il ne tenait qu'à moi, me suis-je dit, de refaire ce parcours. Sur les traces de faits que je connais - un peu - à présent. Sur mes propres traces.

Je suis allée à Lyons-la-Forêt, "la porte à côté" ou presque à présent, en avril l'an dernier et cette année encore. Nulle part, pas même dans les petites rues paisibles du village, la femme n'a rencontré la petite fille de six ans effarée par le poids d'une mémoire qui n'était pas la sienne. Comme s'il se fût agi d'un autre être, d'un double perdu dont j'aurais été séparée. A l'instar du lit de Procuste, le calque du présent ne coïncidera jamais avec celui de mes souvenirs d'enfant.

Je n'ai pas vraiment cherché le monument de Saint-Denis-le-Thiboult, en Seine-Maritime, mais je sais dans quel hameau le trouver. En revanche j'ai découvert des édifices dont j'ai appris l'existence au cours de mon "enquête", comme une étrange chapelle solitaire au centre d'un herbage. Un nouveau mystère...

Après avoir quitté Lyons, alors que la route monte et descend et serpente et fend la hêtraie, je pensais à ces ombres hésitantes à la lisière de la mort et de la vie que j'avais pressenties l'été soixante-dix. Et je me disais qu'en dépit des années écoulées et d'une meilleure connaissance des faits historiques, une petite part de moi-même restait captive de la forêt ensorcelée. Des arbres meurent, des arbres poussent. Mais la forêt se souvient, et sa "dimension invisible" subsiste.

Comme sur les départementales de la Somme, le silence s'imposait. Face à des choses circonscrites dans le temps et l'espace que nous ne pourrons jamais connaître, nous n'avons plus les mots. Et, aujourd'hui encore, j'ai peine à formuler ce que j'éprouve - ombres inquiétantes, présences silencieuses.
Je crois que la mémoire des tragédies qui se sont autrefois jouées ici sera toujours "trop grande pour moi".


 
Une page consacrée au maquis des Diables Noirs :
Une autre au maquis de Mortemer :