jeudi 19 septembre 2019

Aux champs d'honneur


La chapelle au bord de la route qui domine le village de Curlu (Somme), et la Petite Tine

Ma vie actuelle étant celle d'un nomade, d'un trimardeur de tous les chemins, je traverse régulièrement la partie orientale de la Somme. La Petite Tine et moi connaissons quasiment par cœur le trajet. Champs, bois, étangs, villages, rien que de très banal, si ce n'est la kyrielle des cimetières militaires dispersés sur cette portion de territoire. Certains ne sont pas visibles de la route, ou à peine. On y accède par un chemin vicinal. Ils apparaissent, le temps d'un bref regard de côté, au sortir d'un virage avant de s'effacer tout aussi rapidement. Des mirages. On entrevoit leurs stèles blanches toutes identiques fichées dans la terre, comme si elles avaient été lancées du ciel par poignées. Strictement ordonnées, alignées ou disposées en arc de cercle autour d'une "croix du repos", parfois serrées sous l'ombre d'un grand saule - unique indice de leur existence. La plupart de ces cimetières sont signalés par un panneau indicateur où figure le pays d'origine des "morts au champ d'honneur". Grande-Bretagne. Nouvelle-Zélande. Australie. Allemagne. La départementale en est jalonnée. Même habitué au parcours et au paysage, on s'étonne de leur nombre. On en découvre de nouveaux presque à chaque fois. On se dit toujours que cette terre n'est pas comme les autres.
Combien de morts la Grande Guerre a-t-elle fait ici ? On ne peut s'interroger sans vertige. Ni sans effroi. De part et d'autre du front fluctuant de la Bataille de la Somme (1er juillet 1916 - 18 novembre 1916), où s'affrontèrent sans répit, jour et nuit, Alliés britanniques et français et troupes allemandes, chaque village, chaque lieu-dit garde inscrites dans son sol des traces du conflit.
Bien loin de cet "intimisme", plus au nord, se dressent d'augustes mémoriaux qui égrènent la liste de ceux que la terre n'a pas rendus, de monumentales nécropoles s'étirent le long des grands axes, enclaves aux colonnades de marbre, fragments de territoires étrangers en terre picarde. Il n'est pas rare que des voitures et des autocars anglais ou écossais stationnent devant leur portail. Beaucoup de ressortissants d'outre-Manche, mais aussi de l'autre bout du monde, visitent ces hauts lieux du souvenir bâtis pour imposer le respect et édifier l’esprit du voyageur par-delà les siècles. J’admire les Anglo-saxons : ils entretiennent une culture de la mémoire qui se transmet d'une génération à l'autre. "L'hérédité des caractère acquis"... Lamarck était d'ailleurs originaire de Bazentin, dans la Somme, près d'Albert, autre théâtre des combats. Une culture que j'oppose au "devoir de mémoire", formule vidée de poids et de sens à force d'être rabâchée, comme si des piqûres de rappel étaient sans cesse nécessaires au peuple oublieux que nous sommes.
Aussi est-ce tout naturellement que nos voisins britanniques traversent le Channel pour visiter les cimetières et se recueillir. Leur parcours tient du pèlerinage. Un tourisme s'est développé autour de la Bataille mythique. On est ici au "Pays du Coquelicot". Le coquelicot et ses pétales de sang, emblème, dans les pays anglo-saxons, de la Grande Guerre et - pudiquement - des hommes tués au combat. Symbole, aussi, de la vie fragile et tenace, qui s'oppose et résiste à la dévastation.
Alliés ou ennemis, sans distinction, les morts témoignent. Si cette guerre fut d'une absurdité - d'un acharnement dans l'absurdité - totale, prétendre que leur sacrifice fut vain serait faire injure à leur mémoire.
Il y a longtemps que les voix des soldats se sont tues. Le fracas des armes ne résonne même plus dans les souvenirs. La terre a tout enseveli avec les hommes. Son inertie minérale a étouffé la clameur guerrière. Mais ce silence n'est pas la paix. Cette quiétude n'est qu’apparence. Les meurtrissures demeurent, elles s'exhibent sous nos yeux, nous claquent dans la figure. Ce sont ces petites pierres blanches, cette multitude de pierres toutes semblables qui se plantent avec obstination devant nous, sentinelles spectrales, pour nous interdire l'amnésie. Les guerres - comme les deuils - ne s'achèvent jamais.
Bientôt je n'emprunterai plus aussi souvent la route qui coupe la Somme d'est en ouest, le pays des morts perdus. Je ne traverserai plus avec la même régularité les villages tranquilles qu'à la longue je vois à peine. Il n'en est pourtant de si discrets qui ne recèlent quelque tragédie de temps disparus. Plus de cent ans après l'Armistice, les champs d'honneur n'en finissent pas d’empiéter sur le domaine des vivants. Ils s'étendent à perte de vue. La campagne ondule doucement dans la lumière poudroyante de cette fin d'été. Là, dans la tiédeur de l'air immobile, elle revêt un masque de solennité saisissant. On passe en silence dans l'immensité silencieuse. On pense à la guerre et ses ombres. Il n'y a rien à dire. Seule ici la terre parle, elle dit le deuil éternel et l'oubli impossible.

dimanche 23 juin 2019

CommedesBijoux : malle aux trésors vintage

J'ai découvert Etsy voici peu de temps grâce à ma consoeur et amie blogueuse Hélène Flont, qui propose ses ravissantes créations picturales sur cette "place de marché" en ligne. En furetant sur le site (il me semble me souvenir que j'avais cherché "bijoux chats" 😉), je suis tombée nez à nez avec la boutique virtuelle CommedesBijoux, hypnotisée par de superbes boucles d'oreilles clips dorées, un modèle des années 60, neuf, au motif mi-figuratif, mi-abstrait, entre fleur stylisée et soleil rayonnant. Je n'ai pas pu résister longtemps. Elles sont arrivées chez moi vingt-quatre heures après le passage de la commande. Posées sur leur pochon de satin orange, elles étaient encore plus belles, comme coulées dans l'or. D'autres achats ont suivi, autant de plaisirs qui rendent la vie plus douce. Il faut dire que les prix sont très raisonnables !

 Éblouissantes...

Devant les trésors déployés par cette boutique, ces bijoux que je m'imaginais pourvus d'une histoire et d'une âme, j'ai eu envie d'en savoir plus. Sur leur provenance. Leur histoire, justement. Rendez-vous téléphonique fut pris - la société est basée à Paris. Véronique a bien voulu répondre à mes questions et satisfaire ma curiosité !
A l'origine, des sœurs jumelles parisiennes, Véronique et Sylvie. C'est en côtoyant les grossistes en bijoux de la rue du Temple qu'elles forment le projet de se lancer à leur tour dans cette activité - à laquelle rien ne les prédestine ! Elles fondent leur propre entreprise, Dwador, en 1999, voici tout juste vingt ans. Les sœurs travaillent essentiellement avec les professionnels. D'emblée, elles souhaitent se démarquer de leurs confrères qui distribuent une production chinoise assez banale, uniforme. A leur catalogue : des collections de bijoux en argent massifs, en plaqué or et fantaisie, ces derniers de la maison anglaise Sphinx. Une société réputée qui a vu le jour après-guerre, en 1948, et qui, outre ses propres modèles, crée pour des clients prestigieux, en Europe comme aux États-Unis : Kenneth Jay Lane, Butler & Wilson, Nina Ricci, Caura, Fried Paris, Saks 5th Ave., Neiman Marcus, Bloomingdales, Marks & Spencer...
Au début des années 2000, le directeur de Sphinx se résout, faute de repreneur, à fermer boutique. Il propose aux deux sœurs de racheter son stock - "un gros stock". Une aubaine pour ces deux passionnées : plusieurs milliers de pièces toutes d'époque, plusieurs décennies de création féconde et sans cesse renouvelée préservées dans leur beauté. Depuis, Véronique et Sylvie reconnaissent être surtout connues dans l'univers de la bijouterie "grâce à ces produits-là", qu'elles diffusent sur Etsy mais également sur leur propre site de vente en ligne. Des pièces rares, voire uniques, siglées ou numérotées. Vintage mais neuves. Survivance d'un âge où fantaisie, originalité et qualité faisaient bon ménage, elles n'attendent que le lobe d'oreille ou le poignet qui les portera. Les collectionneurs ne s'y méprennent d'ailleurs pas. Les clients sont japonais, chinois, libanais, anglo-saxons, russes, tous friands de ces merveilles dont les secrets de fabrication appartiennent eux aussi à un autre temps et qui s'offrent à nos yeux dans un état de conservation remarquable. Les clips en particulier sont très recherchés, ce système de fermeture tendant à disparaître du marché.

 Le raffinement d'un bracelet baroque...

Chaton fripon pour égayer une veste noire...

Broches, boucles d'oreilles et bracelets baroques, boutons de manchettes, toutes ces sublimes parures sont empreintes d'une classe intemporelle qui ramène aux grandes heures de la haute couture des décennies enfuies. Leur style affirmé enchantera celles et ceux qui font le choix de se singulariser sans céder aux attraits factices du tape-à-l’œil. Je les porte les jours où j'ai envie de chic, de vrai chic, en décalage ou en harmonie avec ma tenue.
Ces bijoux vintage ont bien une personnalité et une histoire... et j'ai pu, grâce aux sœurs jumelles, percer une partie de leurs secrets !

Encore mille mercis à Véronique pour sa gentillesse, sa disponibilité et son enthousiasme communicatif pour son métier !

Outre la "boutique virtuelle" d'Etsy, on trouve les bijoux Sphinx, de même que de délicates créations contemporaines, à cette adresse :
https://commedesbijoux.com/

vendredi 14 juin 2019

La vie intime est maritime


J'ai retrouvé dans mes cartons virtuels ce texte - façon "courrier des lecteurs" - publié voici un petit paquet d'années dans le bulletin des plaisanciers de la pointe d'Agon. Rien que ça ! Le thème du vocabulaire maritime me trottait dans la tête depuis un moment. J'avais listé les expressions ayant trait à la mer ou issues du langage des marins. L'inspiration est venue. Le texte est toujours là. Il ne me semble pas - contrairement à son auteur ;-) - avoir trop vieilli. Je n'y ai point touché. 

Cher Président,

Mon récent passage dans le cadre enchanteur de la pointe d’Agon a éveillé – ou réveillé – en moi quelques réflexions à propos de particularités linguistiques liées à l’univers que vous connaissez bien. La mer et les bateaux fournissent abondamment notre langue en expressions de toute sorte, le plus souvent sous la forme de métaphores. Pourquoi ? Sans doute parce que le jargon maritime, mieux que tout autre, se prête à imager les situations de la vie quotidienne. De toute évidence, le français garde les sédiments de ses anciennes traditions marines. Ceci est quelque peu paradoxal pour un peuple dont la culture maritime ne constitue pas le trait dominant ! “Passer un cap”, “redresser la barre”, “dériver”... Que de mots lourds de mémoire prononcés machinalement ! On accoste une jolie femme, le cœur chavire... L’influence du parler des gens de mer s’étend bien au-delà de ce que les linguistes nomment "champ sémantique de la marine". L’aviez-vous remarqué ?
La plupart de ces locutions ont été déformées par l’usage ou ont subi un glissement de sens qui les a éloignées de leur signification d’origine. On note que peu d’entre elles sont encore en usage chez les marins. On a beau se creuser les méninges, aucun lien apparent avec le sens premier n’en jaillit. Qui pourrait imaginer, quand sa voiture refuse de démarrer, que ce verbe signifiait à l’origine “rompre accidentellement ses amarres” ? Voilà notre conducteur en rade : c’est la panne, assurément, qui, avant de s’appliquer à des moteurs et autres mécanismes, désignait l’arrêt d’un navire par réduction de sa voilure, si je me fie aux dires du Petit Robert.
Qui, d’un marin ou d’un simple quidam, sait le mieux s’il est pertinent de mettre les voiles pour prendre le large plus rapidement ? Le tout sans même savoir, bien sûr, s’il arrivera à bon port.... Se rappelle-t-on qu’en étant en bordée on risque d’avoir du vent dans les voiles ? A quoi on pourra rétorquer que cela vaut mieux que d’être tristement encalminé... Il se peut que cette tendance soit ancrée dans nos habitudes. Pas question de baisser pavillon si l’on vient de se faire larguer et que l’on est au creux de la vague ! Après avoir touché le fond, il faut sérieusement envisager de se remettre à flot ! Ceux qui savent mener leur barque, voire naviguer à vue, même au cours d’un débat houleux, vous le diront, surtout s’ils ont beaucoup bourlingué. Il est tellement plus agréable d’avoir le vent en poupe, sans toutefois omettre de veiller au grain... Et il y en a tant d’autres, impossibles à citer sans provoquer la lassitude du lecteur...
Ce ne sont là, cher Président, que quelques considérations linguistico-marines que je tenais à vous livrer. Puissent-elles vous permettre de ne point désespérer du peu d’intérêt de nos compatriotes pour les choses de la mer : celle-ci bat toujours au cœur de notre langue et, si le coq gaulois n’est pas marin, le français est bel et bien maritime, il a gardé la saveur rêche du sel et de l’iode, et les couleurs de l’horizon.

Recevez mes plus cordiales salutations.

Une lectrice occasionnelle du "Bout du Banc".

vendredi 5 avril 2019

Bornéo 1834 : beau (patchouli) ténébreux


Recevoir ou m'offrir un parfum Lutens, c'est toujours un moment d’intense émotion, une fête au caractère presque sacré tant elle rayonne d'une dimension magique et mystique. Source de lumière et de chaleur au creux de l'obscurité, elle est indissociable de Noël, du plus noir de l'hiver, du froid, des illuminations qui scintillent dans nos yeux embués par l'air glacé, des cadeaux qu'on déballe dans un mélange de fébrilité et de recueillement.
Plus le temps passe, plus je les côtoie, plus je me rends compte à quel point les créations de Serge Lutens ont marqué une rupture avec la parfumerie traditionnelle et conventionnelle. Une révolution, ou une révolte, dans un microcosme plutôt petit-bourgeois, ronronnant et frileux - d'où ont quand même jailli des "ovnis". Je pense aux années 70-80-90, à Opium, à Poison, à Angel - et bien d'autres -, qui ont secoué le cocotier et qui, plébiscités par les femmes du monde entier au point de devenir mythiques, dotés d'une abondante descendance, prouvaient que, parfois, le culot payait.
Faire voler en éclats la sacro-sainte dichotomie homme/femme, socle quasi inentamé de la création olfactive (tellement plus pratique tant du point de vue de la culture que du marketing !) était déjà une révolution en soi. Le genre, Serge Lutens n'en avait cure, pas plus que les modes. Il voulait exprimer "autre chose", peut-être simplement "quelque chose" face à la vacuité des compositions qui paraient femmes et hommes au même titre qu’un accessoire, un marqueur social de bon ton, et se contentaient la plupart du temps de "faire joli", c'est-à-dire "sentir bon". Sans nous "parler" plus que ça. Révolte oui, mais c'est sans tapage que son esthétique singulière, profondément originale, s'est imposée avec des jus qui appelaient des images venues d'horizons inexplorés, de l'intimiste à l'infini, et recouraient à la mémoire, à sa mémoire. Et n'attendaient qu'une rencontre avec la nôtre.
Il y a peu de révolutions pacifiques, aussi faut-il s’en réjouir et les célébrer.
Fin 2018, une "nouvelle" collection a été lancée. "Nouvelle" avec des guillemets car, si les parfums sont restés (en principe) identiques, l'habillage a changé. L'inspiration vient d'outre-Atlantique, avec ces "Gratte-Ciel", évocations des constructions vertigineuses de la fin des Années Folles qui rivalisaient de hauteur et de magnificence. Fortune, pouvoir, prestige... c'est alors la surenchère chez les cadors de l'industrie et de la presse - bâtisseurs d'empires à la réussite souvent fulgurante. Les tours filiformes, défi à la gravité et à la raison, cristallisent le rêve américain. Quid de l'"esprit" Lutens dans le profil géométrique de Manhattan, dans cette démesure architecturale ?...
Bien des parfums sont passés de mes chers flacons cloches à ces "gratte-ciel" taillés dans le verre noir opaque (dans la foulée leur prix grimpaient eux aussi vers les sommets), tandis que d'autres se dépouillaient de leur contenant rectangulaire pour revêtir lesdits flacons cloches emblématiques des Salons du Palais-Royal. J'avoue ne pas trop comprendre les ressorts de cette politique dans laquelle on pourra voir une stratégie marketing comme une autre. Après tout, les parfumeurs ne vivent pas que d'amour et d'eau fraîche. Mais, là-dedans, qui décide ? Le Maître lui-même ? Les cols blancs des services commerciaux et financiers ? Je ne sais...
J’ai commencé à m’intéresser au patchouli (et à l’aimer !) avec mon cher et fidèle Patchouly d’Etro, qui m’accompagne en toute saison depuis plusieurs années, et j'ai eu envie de redécouvrir Bornéo 1834* de Serge Lutens, construit autour de cette note, à l’occasion de son « rhabillage ». Ce qui fut fait, à la parfumerie du Soleil d’Or à Lille.
Le duo Lutens-Sheldrake** excelle dans le registre des créations puissantes, opulentes et "sombres", identitaires de la Maison, d'où parfois la violence n'est pas exclue. Bornéo est de celles-là. S’il était une couleur, il serait une palette déclinée du fauve au brun Van Dyck. D'emblée, il présente, à mon nez, une facette vétiver accentuée - un versant entier, même, omniprésent, monolithique. Serait-ce le visage que prend ici le patchouli ? Les deux essences possèdent en effet des composés très proches. Cette note me rappelle la garde-robe de mes grands-parents et la botte de racines de vétiver, antimite naturel, qu'ils y avaient placée - présent rapporté d'Inde des lustres auparavant par un ami de la famille. Souvenir associé aux longs dimanches confits dans l'ennui de mon enfance, dont l'odeur semble se résumer - "mais pas que" - dans cette armoire, entre robes habillées, costumes grands-paternels et chapeaux de cérémonie. Pour cette raison, Bornéo m'a, de prime abord, rebutée. C'était il y a quelques années et je ne l'avais plus humé depuis.
Cette saignée résineuse, légèrement fumée, nettement camphrée, semble soudain se condenser, se calciner pour enfanter un nouveau personnage, la réglisse, noire et amère, dénuée de toute connotation "confiserie", fruit d'une transmutation par le feu. La silhouette longiligne, austère, vêtue de sombre (on croirait voir M.  Lutens en personne) s’installe dans un profond fauteuil de cuir craquant et odorant. Elle croise ses longues jambes. Sous la légère patine, on distingue la matière : râpeuse, rugueuse, encore sauvage. Elle insuffle au parfum son caractère âpre et contribue à le structurer, tandis que le camphre (quand je vous parlais d'antimite !), jouant sa partition en sourdine, s'obstine néanmoins à garder ses griffes serrées sur la composition. La "scène" s’étoffe peu à peu de fève tonka - amande, vanille et tabac blond - qui arrondit, adoucit l'ensemble, en assouplit la sévérité - sans le dépouiller de sa rigueur et sa noblesse. Car c'est bien la noblesse qui caractérise Bornéo. Notre beau ténébreux, entre portrait de Buffet et bronze de Giacometti, ne se départit jamais de sa dignité. Mais si, sous son habit strict, toujours droit dans ses bottes, il se refuse aux épanchements exubérants auxquels pourrait le convier le patchouli, il sait déployer une chaleur et une douceur surprenantes, tout en volupté contenue.

*Le nom de Bornéo 1834 se réfère aux châles importés des Indes Orientales Néerlandaises (et de ses comptoirs âprement disputés par les Anglais !), à l'époque où les élégantes d'Europe s'engouaient pour l'exotisme de ces parures. Le patchouli était réputé protéger des "prédateurs" - toujours les mites ! - le précieux chargement au cours de son long voyage. Et son parfum imprégnait durablement l'étoffe...

** Christopher Sheldrake est aux manettes de la création de la plupart, entre autres, des parfums Serge Lutens.

Illustration : Portrait d'une jeune femme dans une robe rouge avec un châle cachemire paisley - Eduard Friedrich Leybold - 1824
Une "petite dame" qui me semble dans sa sagesse bien loin de Bornéo, en dépit de son châle (NdA).

mercredi 6 mars 2019

Dieppe inside



Retrouver Dieppe, après de longs mois. Voir la mer surgir au bout de la route qui plonge vers la ville : une bande bleu-gris qu'on distingue à peine du ciel. Prendre, instinctivement, une inspiration - la première goulée d'air qui emplit nos bronches à notre naissance. Se savoir parvenue aux rives d'un mystérieux continent liquide aux origines de toute vie.
Longer les bâtiments de l'usine Alpine, avec un léger emballement du cœur. Dans une vaste enceinte goudronnée, gardées sous clé derrière de hauts grillages, objet de convoitise, une dizaine de petites merveilles attendent leur adoption par des heureux du monde. Se garer sur le front de mer, le long des immenses pelouses, face aux tours du château qui monte la garde sur les étendues vertes. Elles sont en cette saison désertes d'enfants joueurs, de cerf-volistes et de promeneurs de chiens, alors que le printemps frémit à peine dans son cocon encore clos. Arpenter la Grande-Rue, s'adonner au traditionnel lèche-vitrines, avec l'omniprésence de l'Absente. Ma mère, qui ne cesse de se rappeler à moi. Acheter à la Torréfaction Dieppoise du thé et un whisky, légèrement tourbé et fumé, dont le nom gaélique imprononçable signifie "la petite dame des îles". Maman.
S'offrir chez le traiteur quelques gourmandises qui composeront un repas du soir festif. S'attabler dans l'antre chaud d'un café face au port, prendre un "express côtier" sur fond de musique "d'ambiance" insignifiante et braillarde - de quoi noyer les mots, de quoi faire fuir. Prendre des photos et faire quelques pas tout au bout du front de mer - là où la ville laisse place à l'âpre visage des falaises livré au vent et aux vagues. Se retourner et observer la fumée noire du ferry à quai qui s'étire vers le large dans des contorsions d'ophidien blessé. Là-bas, devant nous, un nouvel éboulement s'est produit. Les marées ont disséminé de gros blocs de craie sur les galets.
Et respirer, respirer autant avec les poumons qu'avec les yeux, aspirer cette lumière, aspirer ce bleu-vert laiteux qui vient doucement bouillonner sur l'étroite langue de sable, incertaine frontière. Il n'y a quasiment pas de vent. La prochaine fois nous prendrons les vélos, pour sentir, comme ivres, l'air marin se glisser sur nos faces, y dessiner d’invisibles tourbillons dans un chuchotis ou un sifflement, voix du vent, voix de la mer, rassurante, inquiétante - inintelligible. 
Ressourcement et nostalgie, oh, nostalgie.
Se dire qu'on reviendra. Bientôt. Chercher. Chercher toujours. Chercher jusqu'au nœud serré des origines ce qui m'attache ici. Chercher dans chaque pas, chercher dans les monotones ruminations des vagues une porte entrebâillée sur quelque miséricordieuse consolation.

Canteleu, le 6 mars 2019

mardi 12 février 2019

L'Amie prodigieuse



Si mon titre reprend celui d'une suite romanesque à succès, c'est un peu par paresse intellectuelle. Mais surtout parce qu'Armoise, la chatte, est une Amie. Et qu'elle est prodigieuse.
Rescapée d'un incendie, elle a été retenue quinze longs mois chez la dame à qui ma mère et moi l'avions confiée, en même temps qu'Arwen. L'été dernier, j'ai dû batailler pour la récupérer et finalement hausser sérieusement le ton, sourde aux vociférations de la dame en question qui, pour des raisons tout à fait farfelues, refusait de me la rendre. Mais je bénéficiais de la complicité de son gendre, habitué (et insensible !) aux caprices et bizarreries de sa belle-doche. Arwen avait rejoint le Paradis des Chats au cours de sa captivité, je l'appris ce jour-là - c'était le 1er août 2018. A peine le pied posé dans la pièce où vivaient une dizaine de chats privés de liberté, j'ai vu Armoise, "la Loutre". Perchée sur un meuble, elle me tournait le dos. J'avais si peur qu'elle m’ait oubliée après une si longue séparation. J'ai murmuré "Mon Armoise". Elle a émis un petit miaulis et m'a regardée. Armoise. J'ai pu la prendre dans mes bras et la serrer - pas trop fort, les chats n'appréciant pas outre-mesure les effusions débordantes -, l'embrasser, lui dire des mots tendres à l'oreille et répéter son nom. "Mon Amie Douce", "Ma Chérie Douce", "ma Tendresse" : autant de mantras qui participaient de notre relation quasi fusionnelle d'avant le cataclysme. Elle ronronnait. Elle paraissait en bonne santé - je la trouvais même un peu grossie. J'en pardonnais presque sa folle vindicte et ses cris de démente à la Thénardier abusivement rétentrice des chats d'autrui. J'avais retrouvé Armoise. Elle m'avait retrouvée. Patiente, et d'une bouleversante fidélité...
Je l'ai vivement embarquée dans son panier de transport.
Elle est revenue vivre avec moi, Fanchette et sa progéniture, Socrate et Xénon, nés en exil. Nous avons très vite - le temps d'une inspection circonspecte des lieux - renoué avec nos habitudes, même si bien des choses avaient changé...
J'ignore si elle a souffert de la séparation. Oui, sans doute, et sans doute autant que ma mère, qui n'était pas là pour l’accueillir, et moi...
Aujourd'hui Armoise est à moitié normande. (Moi je suis à moitié nomade 😉) Elle s'est approprié son nouveau domaine, à commencer par la maison. Après quelques frictions avec le maître de céans, Khéops le Noir, la paix semble rétablie. Lorsque j'ouvre la porte de mon bureau, je la trouve allongée à un mètre de là. Elle m'attend. Et j'ose enfin la laisser sortir pour des balades ou des explorations du territoire, un luxuriant jardin à flanc de coteau. Les premières fois je l'avais munie, la pauvre, d'un harnais attaché à une laisse. Las, la belle avait d'autres ambitions que ces courtes virées frustrantes. Ce qui devait arriver arriva : elle tira sur la laisse et se défit du harnais en un clin d’œil pour prendre ses pattes à son cou et disparaître dans la nature, au grand affolement de ses humains. Moi qui avais cru en l'harnais du salut... Trois-quarts d'heure après son évasion, Armoise est revenue. Satisfaite. A présent, elle m'accompagne lorsque je sors dans le jardin. Primesautière, mais tout odorat et tout ouïe. Et, où que je sois, elle accourt vers moi lorsque je m'accroupis et l'appelle doucement. On a tort de ne pas faire confiance aux chats. On a tort de ne pas faire confiance à un être qu'on aime et qui nous aime.
Son bonheur est le mien.
En Normandie, Armoise, la Loutre, l'Amie Douce et, oui, prodigieuse, après avoir subi, comme son frère et ses sœurs félins moins chanceux, les rigueurs et l'absurdité de l'exil forcé, a recouvré son indépendance et reconquis son statut de chat libre.

 
 Je t'observe...
 Une patte étendue, une pose de star...
 Le doigt blanc... 
                       

Dans "son" bureau normand
 

 La Redoutable...


Merci à A., l'Ami prodigieux...