"Ne demande jamais ton chemin à quelqu'un qui le connaît, de peur de ne jamais te perdre !"
Rabbi Na'hman de Breslev
Sur mon itinéraire entre la sortie de l'autoroute A 28 et Saint-Valery-sur-Somme, j'ai repéré à plusieurs reprises un curieux bâtiment, visible au loin depuis la route. Avec son architecture qui rappelle le style néo-gothique et sa silhouette vaguement inquiétante, il ne manque pas de se faire remarquer et de surprendre, seul élément vertical en terrain plat, pour peu qu'on cherche à en deviner l'apparence et l'usage. Pour peu, aussi, qu'on ne cherche pas à gagner un concours de vitesse (d'autres conducteurs y pourvoient) et qu'on observe l'allure modérée qui sied à la promenade.
Par ailleurs, nulle route ne semble y mener.
Moulin ? Chapelle ? Mausolée ? Station de pompage ? Ou tout autre chose ? Je dois me contenter de hasarder des suppositions.
L'énigme reste opaque jusqu'à ce que je me décide, en octobre dernier, au retour d'une virée en baie de Somme, à me pencher sérieusement sur la question. Mon appli IGN indique, dans le secteur correspondant, une construction baptisée "Chalet du Gué de Blanquetaque". Il se peut qu'il s'agisse du fameux bâtiment. "Blanquetaque" c'est, en picard, la "tache blanche". Quant à l'appellation de "chalet", elle me laisse perplexe. Mais j'ai pu mettre un nom sur ce lieu et il ne me reste plus qu'à suivre sur la Toile la piste ainsi ouverte.
Bingo ! Un premier site montre des photos de la "chose" que je découvre avec étonnement. Le "chalet" n'a pas seulement l'air bizarre, aperçu à distance : il est bizarre. Il s'élève, insolite, au sein d'un décor d'herbages et de bosquets. D'après le texte qui accompagne des photos, il s'agit d'un pavillon de chasse construit au début du siècle dernier pour le comte d'Hardivilliers (1841-1927), qui possédait alors trois cent cinquante hectares de terres alentour. Je connais ce nom : je traversais le village d'Hardivilliers, dans l'Oise, sur ma "route historique", lorsque je venais en Normandie, autrefois... Le site abrite aujourd'hui une "station biologique".
Les images montrent une construction de plan carré posée sur un soubassement de briques qui tient lieu de terrasse, telle une de ces pièces montées qui font le vrai succès des mariages mémorables. Le site mentionne son "style Art Nouveau". Il me semble à moi que l'architecture n'est pas uniforme ou plutôt n'a pas de parti pris esthétique bien tranché. C'est une tour de guet, un donjon miniature pourvu d'échauguettes à ses angles. Sa conception répond sans doute idéalement à sa destination : la chasse au gibier d'eau.
La prochaine fois, je me promets de dénicher la route qui le dessert.
Voici quelques jours, donc, je quitte Saint-Valery en fin d'après-midi après avoir lancé le GPS de mon téléphone, déterminée à poursuivre ma quête et dénicher le relais de chasse du comte Auguste Henri Ernest d'Hardivilliers. La voix féminine qui sort du haut-parleur est censée me guider jusqu'au "Gué de Blanquetaque". Las ! La première route indiquée est un chemin de terre ou plutôt de calcaire concassé qui s'enfonce entre deux taillis. Ce n'est sûrement pas là ! J'interroge à nouveau l'oracle synthétique qui m'enjoint à poursuivre ma route, à tourner à gauche, puis encore à gauche. Il me semble que ces détours insensés m'éloignent de mon but, et je commence à douter sérieusement. Enfin, dans une sorte de cul-de-sac, la "route" continue, mais sous la forme d'une piste blanche caillouteuse et poussiéreuse que n'empruntent sûrement que des engins agricoles.
Je me renseigne auprès de deux riverains. Oui, il existe d'autres accès, mais ils sont tous du même acabit. Enfin, l'un est peut-être plus uniforme sous les pneus... Je le trouve et m'y engage, non sans appréhension. J'avance en territoire inconnu. C'est l'aventure ! Le volant vibre de façon assez effrayante, mais les amortisseurs ne paraissent pas trop souffrir. La chaussée est étroite. Je croise deux ou trois véhicules qui soulèvent dans leur sillage de denses nuages blancs. Il faut mordre sur le bas-côté herbu (mais ferme), ou s'arrêter pour laisser le passage. Qui peut se risquer par ici, hormis des biologistes, des spécialistes de l'environnement et quelques mabouls dans mon genre ? La manœuvre s'effectue de part et d'autre sans rechigner. J'en conclus que les conducteurs sont familiers des lieux.
Après deux ou trois kilomètres éprouvants à vitesse (très) réduite, l'édifice qui m'a valu ces affres se révèle au sortir d'un brouillard de poussière blanche. Drôle de bâtisse, vraiment. On hésite à la qualifier : aimable demeure de plaisance ou sinistre bastion. Elle tient un peu des villas Belle Epoque des stations balnéaires de la côte picarde, un peu de l'architecture navale, avec son toit en carène renversée, un peu des manoirs d'opérette d'une principauté ruritanienne, avec ses tourelles à clocheton pointu.
Les yeux levés, j'en fais lentement le tour, je détaille ses différentes facettes. Tout semble désert : nulle âme qui vive, ni dehors, ni dedans, en dépit de la présence de trois voitures - couvertes de cette poussière blanche qui est la signature du site - garées au pied du soubassement. Le sol est spongieux, gorgé d'eau et, par endroit, s'enfonce sous le pied. Il faut prendre garde. D'étranges cris d'animaux se font entendre, dont je ne peux identifier les "émetteurs". Un TER passe sur la voie ferrée qui court au sommet du talus. Comme dans le tableau de Hopper... Hormis cela, le silence de la solitude.
Je m'interroge. Quel homme pouvait être le propriétaire ? Un riche excentrique, qui n'hésita pas à mettre en œuvre des moyens considérables pour concrétiser une idée folle ? Cette construction reflète-t-elle sa personnalité ? Quels liens affectifs l'unissaient-ils à son "chalet" ? S'y retrouvait-on souvent et comment y vivait-on, d'ailleurs ? Les dîners des chasseurs ressemblaient-ils aux joyeuses assemblées des Contes de la bécasse ? Le maître de céans et ses commensaux faisaient-ils preuve d'autant de verve et d'esprit que d'appétit ? Je n'attends, bien sûr, pas de réponses...
Ma curiosité à demi satisfaite mais avec le sentiment du devoir accompli, j'ai repris la route, c'est-à-dire que j'ai de nouveau affronté le chemin poudroyant avant de retrouver les larges voies goudronnées de la civilisation. La vision mentale du comte Auguste s'est soudainement imposée à moi avec une évidence indiscutable et une précision troublante. Debout sur la terrasse, en veston en tweed de chez le bon faiseur et casquette de tweed itou, fusil à l'épaule, il observait aux jumelles l'étendue rase des marais, scrutant touffes d'herbes et roseaux, cherchant des yeux quelque spécimen de la faune emplumée. Il semblait attentif et satisfait. La matinée était ensoleillée. La chasse serait bonne.
Que reste-t-il des équipées cynégétiques du comte ? L'écho même des détonations des fusils s'est perdu. Auguste Henri Ernest est mort voici près de cent ans, et son vaste domaine a été au fil du siècle démembré. Le fond de la Baie peu à peu délaissé par le flux des marées s'est lentement envasé. Les mouvements, parfois conjoints, parfois décorrélés, parfois antagonistes, des fleuves et des sociétés humaines ont refaçonné le paysage. Hiératique, solitaire et indifférent à la dérive du temps, le pavillon contemple toujours de haut les pâturages et les molières* sillonnés d'étroits canaux, à la lisière d'un monde hybride, incertain, où la terre ne se distingue parfois pas de l'eau. Chef dressé, cou tendu face au soleil levant, il veille, posté à l'affût du vol des migrateurs, sentinelle à l'inlassable patience.
Les plus curieux de mes lecteurs parcourront avec fruit la fiche établie par l'inventaire architectural des Hauts-de-France :
La chapelle au bord de la route qui domine le village de Curlu (Somme), et la Petite Tine
Ma vie actuelle étant celle d'un nomade, d'un trimardeur de tous les chemins, je traverse régulièrement la partie orientale de la Somme. La Petite Tine et moi connaissons quasiment par cœur le trajet. Champs, bois, étangs, villages, rien que de très banal, si ce n'est la kyrielle des cimetières militaires dispersés sur cette portion de territoire. Certains ne sont pas visibles de la route, ou à peine. On y accède par un chemin vicinal. Ils apparaissent, le temps d'un bref regard de côté, au sortir d'un virage avant de s'effacer tout aussi rapidement. Des mirages. On entrevoit leurs stèles blanches toutes identiques fichées dans la terre, comme si elles avaient été lancées du ciel par poignées. Strictement ordonnées, alignées ou disposées en arc de cercle autour d'une "croix du repos", parfois serrées sous l'ombre d'un grand saule - unique indice de leur existence. La plupart de ces cimetières sont signalés par un panneau indicateur où figure le pays d'origine des "morts au champ d'honneur". Grande-Bretagne. Nouvelle-Zélande. Australie. Allemagne. La départementale en est jalonnée. Même habitué au parcours et au paysage, on s'étonne de leur nombre. On en découvre de nouveaux presque à chaque fois. On se dit toujours que cette terre n'est pas comme les autres.
Combien de morts la Grande Guerre a-t-elle fait ici ? On ne peut s'interroger sans vertige. Ni sans effroi. De part et d'autre du front fluctuant de la Bataille de la Somme (1er juillet 1916 - 18 novembre 1916), où s'affrontèrent sans répit, jour et nuit, Alliés britanniques et français et troupes allemandes, chaque village, chaque lieu-dit garde inscrites dans son sol des traces du conflit.
Bien loin de cet "intimisme", plus au nord, se dressent d'augustes mémoriaux qui égrènent la liste de ceux que la terre n'a pas rendus, de monumentales nécropoles s'étirent le long des grands axes, enclaves aux colonnades de marbre, fragments de territoires étrangers en terre picarde. Il n'est pas rare que des voitures et des autocars anglais ou écossais stationnent devant leur portail. Beaucoup de ressortissants d'outre-Manche, mais aussi de l'autre bout du monde, visitent ces hauts lieux du souvenir bâtis pour imposer le respect et édifier l’esprit du voyageur par-delà les siècles. J’admire les Anglo-saxons : ils entretiennent une culture de la mémoire qui se transmet d'une génération à l'autre. "L'hérédité des caractère acquis"... Lamarck était d'ailleurs originaire de Bazentin, dans la Somme, près d'Albert, autre théâtre des combats. Une culture que j'oppose au "devoir de mémoire", formule vidée de poids et de sens à force d'être rabâchée, comme si des piqûres de rappel étaient sans cesse nécessaires au peuple oublieux que nous sommes.
Aussi est-ce tout naturellement que nos voisins britanniques traversent le Channel pour visiter les cimetières et se recueillir. Leur parcours tient du pèlerinage. Un tourisme s'est développé autour de la Bataille mythique. On est ici au "Pays du Coquelicot". Le coquelicot et ses pétales de sang, emblème, dans les pays anglo-saxons, de la Grande Guerre et - pudiquement - des hommes tués au combat. Symbole, aussi, de la vie fragile et tenace, qui s'oppose et résiste à la dévastation.
Alliés ou ennemis, sans distinction, les morts témoignent. Si cette guerre fut d'une absurdité - d'un acharnement dans l'absurdité - totale, prétendre que leur sacrifice fut vain serait faire injure à leur mémoire.
Il y a longtemps que les voix des soldats se sont tues. Le fracas des armes ne résonne même plus dans les souvenirs. La terre a tout enseveli avec les hommes. Son inertie minérale a étouffé la clameur guerrière. Mais ce silence n'est pas la paix. Cette quiétude n'est qu’apparence. Les meurtrissures demeurent, elles s'exhibent sous nos yeux, nous claquent dans la figure. Ce sont ces petites pierres blanches, cette multitude de pierres toutes semblables qui se plantent avec obstination devant nous, sentinelles spectrales, pour nous interdire l'amnésie. Les guerres - comme les deuils - ne s'achèvent jamais.
Bientôt je n'emprunterai plus aussi souvent la route qui coupe la Somme d'est en ouest, le pays des morts perdus. Je ne traverserai plus avec la même régularité les villages tranquilles qu'à la longue je vois à peine. Il n'en est pourtant de si discrets qui ne recèlent quelque tragédie de temps disparus. Plus de cent ans après l'Armistice, les champs d'honneur n'en finissent pas d’empiéter sur le domaine des vivants. Ils s'étendent à perte de vue. La campagne ondule doucement dans la lumière poudroyante de cette fin d'été. Là, dans la tiédeur de l'air immobile, elle revêt un masque de solennité saisissant. On passe en silence dans l'immensité silencieuse. On pense à la guerre et ses ombres. Il n'y a rien à dire. Seule ici la terre parle, elle dit le deuil éternel et l'oubli impossible.
Un cerisier en fleurs et une pensée pour le Japon...
Un petit tour dans les étangs de la Somme, à la faveur du beau temps, voici une quinzaine de jours. J'apprécie toujours quelques heures de ressourcement en Picardie. Routes souvent désertes qui serpentent à travers la campagne vallonnée, canal, étangs... Tout invite à la lenteur et au calme. Je traverse un paysage à présent familier. La Grande Guerre y a apposé ses marques indélébiles, mais l'heure n'est plus au silence solennel. La nature émerge de sa léthargie hivernale et c'est un déploiement de couleurs autour de moi.
Un buisson buissonnant, dans sa parure de printemps
Un esprit un peu guinguette à l'ancienne, avec sa terrasse au bord de l'eau...
Je m'offre un détour pour admirer la "belle maison" de Méaulte. L'Ancre, limpide et vive, longe le terrain. Selon mes recoupements, il s'agit du Domaine des Viviers, demeure construite pour l'avionneur Heny Potez (NB : rien à voir avec le Chat Potté). Le pavillon du gardien, avec ses rondeurs de maison de Hobbit, vaut à lui seul le détour. La bâtisse elle-même est bien cachée au fond d'un parc. Je serais prête, comme le dirait Varg Veum, à louer la boîte aux lettres, si mes moyens me le permettaient. De plus j'aurais sans doute du mal à y tenir.
Le mystère reste entier...
Et le parfum dans tout ça ? Eh bien j'assimile la belle maison de Méaulte à Vol de Nuit. Je les dirais unis par une même esthétique ; ils ont selon moi beaucoup en commun. Tous deux sont nés à la même époque - les Années Folles - 1927 pour l'une, 1933 pour l'autre. Tous deux évoquent le monde de l'aviation. Tous deux possèdent le même charme hautain et mystérieux. Ils ont l'étrange beauté, quelque peu figée, des choses modernes en leur temps et aujourd'hui surannées. Un décalage qui les rend fascinants. Comme si nos yeux, notre nez du XXIe siècle ne pouvaient capturer la totalité de leur âme ; une part en est destinée à nous échapper. C'est sans doute cela qu'on nomme nostalgie.
Amoureuse de Vol de Nuit, j'en trimballe toujours quelques fiolettes dans mes poches et mon sac, pour le plaisir de les humer où que je sois. L'extrait est, bien sûr, sublime. Il y a deux flaconnettes sur mon bureau, vides. En apparence seulement, car c'est la présence du parfum que je perçois en entrant dans la pièce. Les minuscules contenants de verre en ont gardé la trace et l'exhalent avec constance (sauf quand Sables, dont je m'arrose par beau temps, vient le bousculer sans ménagement).
Contrairement à la "belle maison", les "vieux" Guerlain (dont L'Heure Bleue, évidemment) sont des figures du passé accessibles. Je me dis que ces survivants d'époques révolues subsistent tant que nous leur prêtons notre peau pour perpétuer leur splendeur.
Une balade dans les étangs de la Somme ce samedi après-midi. Le ciel est un peu incertain, mais qu'importe ! A Méaulte des gendarmes sont déployés un peu partout sur le bord des routes. Visite présidentielle ? Que nenni ! A ma gauche, sur le tarmac de l'aéroport s'étire un long, large et haut fuselage, nez relevé : le Béluga. Je ne l'ai jamais vu qu'en photo. C'est un TRÈS TRÈS GROS pot de caviar (comment ça, une baleine ?). Même de loin il est gros, c'est tout dire. Il vient engloutir des tronçons d'Airbus fabriqués sur place pour les transporter à Toulouse où ils seront assemblés. De petits avions pirouettent dans les airs. Je comprends que c'est un meeting aérien qui mobilise les forces de l'ordre, pas le gros machin volant. Je veux le voir de près.
Les représentants de la maréchaussée sont postés sur chaque route menant à l'aéroport, tel Gandalf sur le pont de Khazad-dûm : "Vous ne passerez pââââââs !". Ils se montrent néanmoins fort coopératifs. Ils m'indiquent qu'un service de navette est organisé pour gagner les pistes, mais je recule quand je vois ladite navette, bondée. Qui sait, de plus, si on me laissera approcher du monstre, zap en main ? L'usine Aérolia est en effet site classé. Et puis je n'ai pas encore atteint ma destination. Je laisse le gros porteur et les "poux volants" au vrombissement aigrelet derrière moi.
Je me pose quand même une question : si le Béluga, qui est l'un des plus gros avions au monde, est utilisé pour transporter des pièces de l'Airbus A 380, qui n'est pas un petit zinc, avec quoi transporte-t-on les pièces du Béluga ? On le découpe peut-être en plus petits morceaux...
En quittant Méaulte, je m'octroie un détour afin d'admirer la belle maison des années 30 que j'ai remarquée lors d'une précédente sortie. Elle m'intrigue et me fascine. Je suppose qu'elle était la propriété d'Henry Potez, constructeur d'avions et fondateur de l'usine qui fabrique aujourd'hui des pièces pour Airbus.
A Méaulte, la belle demeure mystérieuse.
Le trajet se poursuit.Morlancourt, Sailly-Laurette, Lamotte-Warfusée puis la nationale familière et les abords d'Amiens. Café et courses avant de rentrer par le même itinéraire. Arrêt au bord du canal de la Somme à Sailly-Laurette. L'endroit est calme et invite à la flânerie. Les seringats embaument. Soudain un grand boucan me fait lever la tête : à quelques kilomètres le meeting s'achève et après un dernier tour la Patrouille de France regagne sa base de Salon-de-Provence en bonne formation. J'ai tout juste le temps de cliquer. A Méaulte j'espère assister au décollage du Béluga mais il ne semble pas près de repartir, toujours nez béant sur la piste. Ma conduite s'en trouve distraite et je manque aller le contempler depuis un champ de pommes de terre. L'accès à l'aéroport n'est pas rétabli. J'essaie de ruser mais le lieu est bien gardé. Demi-tour sur route hasardeux avec la bénédiction des gendarmes (j'ai pris mon air le plus andouille pour leur demander l'autorisation), et je reprends la direction du nord-est. Déjà.
Une promenade dont je ne me lasse pas. Mais la prochaine fois je taillerai la route plus loin vers l'ouest, vers la Normandie.
A Sailly-Laurette, où la Somme est à la fois fleuve et canal
On peut capturer leur image, mais pas leur odeur...
Un samedi, après déjeuner. Un rayon de soleil, une envie. Je me décide, vite. Direction les étangs de la Somme, où je suis passée voici quelques mois. A défaut d'aller plus loin, là où le bout du trajet s'appelle Rouen ou Dieppe...
La Somme est sur ma route. Elle est l'articulation entre ma région et la Normandie, une terre de transit et de transition. Elle peut être aussi riante qu'austère. Elle a choisi ce dernier visage aujourd'hui, car les nuages sont venus tapisser le ciel.
Bapaume. Direction Albert. Un détour pour voir de près le mémorial anglais de Thiepval, dont j'ai souvent aperçu la silhouette au loin. Le chemin vicinal serpente à travers les champs, triche avec les distances. Étendues de terre brune fraîchement labourée qui épousent le courbes du sol et annoncent les prochaines semailles. Le printemps. Des dizaines de milliers d'hommes sont tombés ici. J'imagine tous ces jeunes gens vaillants, venus d'Angleterre, du Canada, d'Australie, de Nouvelle-Zélande, qui partaient au feu sans savoir ce qui les attendait. De fait personne ne pouvait savoir. On n'avait jamais vu une guerre aussi totale, sanguinaire.
Le mémorial de pierre et de brique se dresse au milieu des arbres. Ce n'est pas gai, surtout sous ce ciel bas. C'est un lieu de recueillement. Pourtant j'aime ce décor et cette atmosphère. La terre ici semble sereine, mais qui sait quels souvenirs ressassent ses profondeurs... Je me demande soudain si la terre a une mémoire, ou si la mémoire est seulement dans le cœur des hommes... Sous les bosquets, les premières feuilles de jonquilles jaillissent du tapis de feuilles mortes. Indifférence des saisons, suprématie de la vie après sa négation par la Grande Guerre...
Un autre lien m'attache au sol picard : en 1916, à quelques kilomètres de là, un officier nommé JRR Tolkien concevait sa mythologie et sa Terre du Milieu. L'abri de la pensée, au cœur du cataclysme. Les premiers vers, des personnages, des récits qui s'ébauchent. Tolkien perd deux compagnons d'écriture, Roy Gibson et G.B. Smith. On a dit que ses œuvres étaient un tribut à leur mémoire...
Je poursuis ma route. Des détails, des visions captés par l'œil à mesure que l'asphalte se déroule. Une girouette en forme de chat sur le toit d'une maison. Des étangs à canards. Le canal de la Somme, aussi rectiligne que le parcours du fleuve est sinueux. Tout est calme. Un chat traverse lentement devant moi. Il a tout son temps. J'admire les chats, téméraires et sages. Une balade sans croiser l'un d'eux, c'est triste. Au-dessus de Glisy un petit monoplan cabriole dans les airs, alternant loopings et piqués.
Je m'attarde un peu. Un café. Escale du voyageur. Il faut rentrer. A cinquante ou soixante kilomètres d'ici, la Normandie. A portée de main et lointaine. Je reprends le volant sous une averse de neige fondante. Un vol de perdrix par dessus la route. Des noms connus sur les panneaux. Je navigue au milieu des sillons de glèbe. Je rentre. Mais la Somme est là, sera toujours là, immuable. Terre qui m'éloigne et me rapproche. Terre de passage, terre d'espoir qui accueille mon attente de la Normandie.
Il m'arrive de faire du tri dans mes affaires, du nettoyage par le vide. Je me débarrasse de l'inutile. J'essaie. Facturettes de carte bancaire, tickets de caisse entre autres s'accumulent. Cartes de restaurants, aussi. C'est dans mon porte-chéquier que je rassemble le reliquat de mes actes d'achat. Il ressemble à un croque-monsieur bien épais. Disons plutôt un mille-feuilles composé d'innombrables épaisseurs de papier. C'est un journal.
Les tickets de caisse sont presque aussi éloquents que des photos. Idéal, quand on aime se souvenir, ou quand on a la hantise d'oublier. Quand on s'accroche aux petits faits de sa vie comme des écrins prêts à s'ouvrir sur des horizons plus larges et plus riches. Je suis allée à tel endroit tel jour, à telle heure. Je peux retracer mon parcours de ces dernières semaines, voire de ces derniers mois. Ces factures, ces notes tracent mon contour, ma silhouette, témoignent de mes activités. Je dépense, donc je suis. Mais c'est plus que cela.
Je retrouve les notes du Comptoir à Huîtres que je garde religieusement, comme si ce fait m'assurait d'y retourner encore et toujours. Comme un support à la mémoire, aussi.
Ce ticket si anodin d'un café, c'est une virée dans les étangs de la Somme qui m'a menée aux portes d'Amiens. Le temps s'est levé au fil du trajet. Soleil d'automne magnifique et doux dont les rayons plongent comme des doigts d'or pâle entre les branches des arbres au bord des plans d'eau. Un petit pont. Une écluse étroite, ancienne, aux berges de ciment désertes. Des canards, des gris et des blancs, si dodus que je les confonds d'abord avec des cygnes. Je passe sans m'arrêter, je n'ai pas mon zap de toute façon, mais mes yeux boivent tout ce qu'ils voient. Le village s'appelle Sailly-Laurette. L'église est un peu triste : elle a sans doute été reconstruite après la guerre... Et puis les cimetières militaires, anglais, australiens, néo-zélandais, à perte de vue. Des stèles comme si on les avait semées. Il y en a des milliers. Je pense à Tolkien, qui en 1916 passa quatre mois dans cette campagne et y vit tomber quelques-uns de ses meilleurs amis. Terre et hommes martyrisés… Terre de silence...
Là, c'est encore un petit crème, une halte sur mon aire d'autoroute, un jour de départ pour la Normandie. Là, j'ai acheté ce bouquin à la Fnac, c'était tel jour. Là, un déjeuner au "Big", à Rouen. J'ai bu une Kwak pour accompagner ma (succulente) tarte camembert-poireaux. Le prix de la bière m'a fait sursauter.
Il y a aussi des photos de Garance. Elle venait d'arriver. Elle était encore petite. Elle se contorsionne au soleil. Elle me fixe : deux pièces d'or dans une petite tête triangulaire, curieuse. Je l'appelais "Garance Monnaie de Paris". Des numismates lui auraient arraché les yeux.
Tout fout l'camp ? Mais non ! Des moments jaillissent, revivent, présents, brumeux ou ensoleillés, inscrits dans ces menues traces imprimées qui suffisent à les évoquer...
Images, papiers… autant de voyages qui déploient leurs ailes et s'envolent de mon porte-chéquier dès que je les remue…