Parfois il est inutile de chercher meeting à quatorze heures : le show aérien du 14 Juillet, un des grands rendez-vous populaires et festifs de l'été dans ma région, se déroule tout près de chez moi, et les animations s'étendent sur plusieurs jours.
Dès le dimanche, on entend quelque remue-ménage dans les cieux, et des sons d'avions inhabituels ponctuent la journée, vous faisant courir dehors (ou à la fenêtre du premier étage si c'est là que vous vous trouvez ; il est déconseillé de passer directement de ce dernier au jardin) tel un jacquemart propulsé hors de son beffroi par un mécanisme aussi puissant qu'infaillible. Ça siffle, ça gronde, ça gronde en sifflant, ça siffle en grondant, ça vrombit, ça chuinte, ça ronronne, mais je suis bien incapable d'identifier les engins ailés à leur signature sonore. Vous levez la tête : nulle trace d'aéronef. Il a déjà filé, ou il est au-dessus des nuages. Vous rentrez fort dépité mais en vous disant que la prochaine fois sera la bonne.
Mais pour voir des avions et en approcher, rien de tel que de se rendre à l'aérodrome. Les premiers participants sont déjà arrivés, d'autres ne vont pas tarder à suivre. Ce lundi après-midi, je prends donc la direction de Prouvy - Aérodrome Charles-Nungesser - pour voir ce qu'il s'y mijote.
Les premières machines motorisées que je vois sont des voitures, des voitures à foison garées sur les terre-pleins qui s'étendent devant la brasserie. De l'autre côté du bâtiment, les pistes gardent encore leurs secrets. Pour s'y rendre, le cœur battant d'impatience, on marche dans l'herbe, sur les cailloux... Alors que je m'apprête à franchir le portillon qui sépare du tarmac la zone ouverte au public, je croise une file de jeunes gens - et de moins jeunes - en combinaison vert sombre : des pilotes fraîchement débarqués... mais d'où ? Tous me saluent avec un large sourire, certains d'un "
Hi !", d'autres en français. Je souris moi aussi et réponds à leur salut, admirative de leur assurance tranquille. Décidément, le mythe des chevaliers du ciel est toujours bien vivace, percutant... Ceux-là viennent de loin, sans doute... Et je me demande qui accueille l'autre, dans cet entre-deux, cet espace de passage et de brassage qu'est un aéroport...
Je balaie d'un regard à cent quatre-vingt degrés le théâtre des opérations. Sur ma gauche, un fauve est tapi : un
Jaguar en tenue de camouflage (mais il n'en fait pas pour autant du mimétisme puisque je le distingue très nettement). A ne pas confondre avec les modèles de la marque de voitures homonyme. Arrivé en pièces détachées, il a été remonté sur place. Les curieux peuvent monter à bord, prendre place dans le cockpit, peut-être essayer le siège éjectable (si, si, c'est possible, je l'ai fait l'an dernier). Une file s'est formée au pied de la passerelle... je n'attendrai pas. Direction la brasserie, où je n'ai jamais osé mettre les pieds, sa fréquentation me semblant exclusivement masculine, mais je braverai mes préventions : j'ai envie d'un petit crème.
Le long nez pointu du Jaguar...
A peine entré, on est saisi par l'atmosphère des lieux, qui porte le souvenir de décennies d'aviation militaire et civile. Aux murs, des photos dédicacées, notamment de la Patrouille de France, la star du meeting, dissimulent presque entièrement les lambris. Combien de héros des airs sont passés par ici ? Au plafond, la maquette d'un biplan a suspendu son vol pour l'éternité. Je pense aux bateaux qui naviguent haut sous les voûtes de la cathédrale de Saint-Malo. La vision comme irréelle de ces ex-voto m'a, la première fois, beaucoup frappée. Ici l'atmosphère mêle animation, chaleur et étrangeté pour les non-initiés, comme moi.
La Patrouille a patrouillé sous les feux de Râ...
Me voici attablée devant mon café noisette, yeux et oreilles grand ouverts pour capter cette ambiance insolite. A la terrasse se sont installés les aviateurs étrangers. Ils se détendent devant un verre, paquets de cigarettes posés sur la table. Un blouson accroché au dossier d'une chaise me révèle leur provenance. Ce sont les
Royal Jordanian Falcons, la patrouille acrobatique jordanienne. Rien que ça. En quittant la brasserie, je leur demande si je peux photographier la belle tablée qu'ils composent.
Yes, bien sûr. Ils me proposent même de poser parmi eux. La vieille chouette et les jeunes faucons... De fait, je dois sans cesse me répéter que je n'ai plus trente ans... Nous échangeons quelques mots, dans un geste amical ils me remettent l'autocollant aux couleurs de leur formation. Ils sont sympathiques, souriants, simples, détendus, mais je perçois chez eux une concentration qui ne doit jamais les quitter. Demain en effet aura lieu la répétition de leur démonstration du 14 Juillet...
Belle tablée, n'est-ce pas ?
J'ai fait des envieuses...
On se salue en anglais, et je me promets de revenir.
Et dès le mercredi, je suis de retour. Malgré la pluie, l'atmosphère est nettoiement plus animée. Électrique. Tarmac, bar, champs avoisinants grouillent de monde et d'engins qui n'étaient pas là, deux jours plus tôt.
Là-bas, sur le tarmac, deux avions militaires : un Mirage et un Rafale,
posés côte-à-côte. Oiseaux de proie au repos mais vaguement menaçants. Comme je m'avance vers les voitures de luxe alignées dans un pré (on peut, moyennant finance, s'offrir une courte virée à leur bord) et qui me semblent bien banales, les quelques gouttes qui tombaient à mon arrivée se transforment en averse bien drue, insistante. Je fais demi-tour pour aller me réfugier à la terrasse de la brasserie, abritée par une pergola où s'enroule une vigne. Poste d'observation idéal - et déjà bien bondé - mais abri de fortune dont la pluie se joue. Une machine volante arrive en roulant du fin fond de la piste.
Sifflement ample, strident, hurlement, plutôt, à vous faire sauter
les tympans comme l'opercule d'un tube de dentifrice (ou de mayonnaise). Derrière moi se tient un vieux monsieur aux allures de patriarche : haute stature, cheveux et longue barbe blancs, yeux bleu délavé des gens qui en ont beaucoup vu. Je l'entends parler depuis un moment à sa voisine : en matière d'avions, il a l'air d'en connaître un rayon. Il s'est figé et observe le nouveau venu qui achève son approche et s'immobilise tandis que le boucan infernal de ses moteurs décroît. "Pardon, Monsieur, c'est bien du Fouga Magister qu'il s'agit ?" Le tout avec mon air le plus ignare. Si fait. C'est bien le fougueux Fouga, machine légendaire, dont le nom est resté dans les mémoires. Et la conversation s'engage. Ou plutôt, c'est moi qui écoute. J'ai d'abord droit aux états de service de l'avion (qui était à l'origine un planeur), avant que mon interlocuteur n'embraye sur l'invention du moteur à réaction, conçu simultanément par deux ingénieurs, un Anglais et un Allemand, qui ne se connaissaient pas. Oui, c'est étrange. C'est un puits de science aéronautique et de mystère qui me parle : une encyclopédie de l'aviation et tout l’œuvre romanesque de John Le Carré à lui tout seul. Et c'est passionnant. Ainsi il a assisté au premier vol de la Caravelle, en 1954, à Toulouse, il évoque André Turcat, qu'il a connu, les pannes électroniques à répétition de Concorde "trop en avance sur son temps"... Il a la nostalgie de l'époque de pionniers d'après-guerre... Entre deux explications il livre brièvement des éclats de sa vie - mouvementée, à l'en croire, et pétrie de secrets... chuuuuutttt ! Il est venu de loin en ULM pour assister au meeting. Respect ! Voilà ce que j'apprendrai de lui. Je le remercie et il me serre vigoureusement la main, comme à un vieux camarade (j'aime bien l'idée d'être le vieux camarade de quelqu'un. Surtout d'un vétéran un peu énigmatique, comme lui. Voilà, j'ai trouvé, plus tard je veux faire "vieux camarade").
"Big Black Nose" (je ne lui ai pas demandé son nom)
Une discussion s'engage avec une fort sympathique Luxembourgeoise, intarissable sur ses deux passions : les vieux coucous, qu'elle achète et restaure, et les chats... Le biplan Antonov, ex-propriété de l'armée polonaise dont il porte toujours les couleurs, lui appartient. Demain, il larguera des parachutistes au-dessus des pistes. Ce soir, il emmène des employés d'un constructeur automobile survoler leur usine... Il est sur le point de décoller et ma Luxembourgeoise le couve d'un regard maternel, les yeux brillants. Le moteur se gargarise de sa voix de basse avant que son grondement ne s'amplifie soudain, sous la manette des gaz il libère les mille chevaux qui vont arracher l'appareil à la terre, puis lentement celui-ci commence à rouler... Ce son si fort, si "vivant", presque animal, me prend à la gorge, m'emplit la poitrine comme celui d'un second cœur. Je suis, moi aussi, émue. Il me semble être projetée dans une autre époque ou dans un album de Tintin. L'aventure est là, elle vient de débouler, elle fait voler en éclats la surface de ce monde balisé, aseptisé...
J'aime ces moments de communion, de chaleur humaine et, si le mot n'était pas galvaudé, d'authenticité.
La pluie tombe toujours. La brasserie s'est muée en hall de gare aux jours et heures de départs en vacances : on se croise, on se bouscule, on parle fort. On voit d'avantage d'hommes et de femmes en uniforme que l'avant-veille, et il n'y a plus un siège de libre. Je prendrai donc mon café noisette "sur le zinc", une expression qui convient à l'endroit...
Chacun espère que la météo sera plus clémente le lendemain...
Et, le 14 Juillet, c'est grand soleil. Et vent. Mes tentatives d'approche de l'aérodrome sont infructueuses : sur des kilomètres-carrés aux alentours, le sol est recouvert d'une carapace d'acier dont chaque voiture est une écaille. Les
Red Devils venus de Belgique, de même que les Faucons jordaniens, ont accompli leur démonstration. Reste la Patrouille de France à entrer en scène. La voilà. Je me gare au bord d'une route d'où je peux admirer ses évolutions, ses figures millimétrées, ses simulacres de poursuite. Le groupe implose en un bouquet tricolore, les Alfajets se dispersent, chacun suivant sa propre trajectoire dans l'azur avec le bruit caractéristique de la soie qu'on déchire, puis se rejoignent et se rassemblent en une nouvelle formation. Mon zap clique et re-clique. Le spectacle est, comme chaque année, à couper le souffle.
A l'année prochaine, chevaliers du ciel ! Merci de nous apporter, l'espace d'un (long) week-end, le rêve, et de le rendre accessible...