vendredi 18 avril 2025

Chalet de Blanquetaque : les chasses du comte Auguste



"Ne demande jamais ton chemin à quelqu'un qui le connaît, de peur de ne jamais te perdre !"

Rabbi Na'hman de Breslev


Sur mon itinéraire entre la sortie de l'autoroute A 28 et Saint-Valery-sur-Somme, j'ai repéré à plusieurs reprises un curieux bâtiment, visible au loin depuis la route. Avec son architecture qui rappelle le style néo-gothique et sa silhouette vaguement inquiétante, il ne manque pas de se faire remarquer et de surprendre, seul élément vertical en terrain plat, pour peu qu'on cherche à en deviner l'apparence et l'usage. Pour peu, aussi, qu'on ne cherche pas à gagner un concours de vitesse (d'autres conducteurs y pourvoient) et qu'on observe l'allure modérée qui sied à la promenade.
Par ailleurs, nulle route ne semble y mener.

Moulin ? Chapelle ? Mausolée ? Station de pompage ? Ou tout autre chose ? Je dois me contenter de hasarder des suppositions. 

L'énigme reste opaque jusqu'à ce que je me décide, en octobre dernier, au retour d'une virée en baie de Somme, à me pencher sérieusement sur la question. Mon appli IGN indique, dans le secteur correspondant, une construction baptisée "Chalet du Gué de Blanquetaque". Il se peut qu'il s'agisse du fameux bâtiment. "Blanquetaque" c'est, en picard, la "tache blanche". Quant à l'appellation de "chalet", elle me laisse perplexe. Mais j'ai pu mettre un nom sur ce lieu et il ne me reste plus qu'à suivre sur la Toile la piste ainsi ouverte.

Bingo ! Un premier site montre des photos de la "chose" que je découvre avec étonnement. Le "chalet" n'a pas seulement l'air bizarre, aperçu à distance : il est bizarre. Il s'élève, insolite, au sein d'un décor d'herbages et de bosquets. D'après le texte qui accompagne des photos, il s'agit d'un pavillon de chasse construit au début du siècle dernier pour le comte d'Hardivilliers (1841-1927), qui possédait alors trois cent cinquante hectares de terres alentour. Je connais ce nom : je traversais le village d'Hardivilliers, dans l'Oise, sur ma "route historique", lorsque je venais en Normandie, autrefois... Le site abrite aujourd'hui une "station biologique".

Les images montrent une construction de plan carré posée sur un soubassement de briques qui tient lieu de terrasse, telle une de ces pièces montées qui font le vrai succès des mariages mémorables. Le site mentionne son "style Art Nouveau". Il me semble à moi que l'architecture n'est pas uniforme ou plutôt n'a pas de parti pris esthétique bien tranché. C'est une tour de guet, un donjon miniature pourvu d'échauguettes à ses angles. Sa conception répond sans doute idéalement à sa destination : la chasse au gibier d'eau.

La prochaine fois, je me promets de dénicher la route qui le dessert.

Voici quelques jours, donc, je quitte Saint-Valery en fin d'après-midi après avoir lancé le GPS de mon téléphone, déterminée à poursuivre ma quête et dénicher le relais de chasse du comte Auguste Henri Ernest d'Hardivilliers. La voix féminine qui sort du haut-parleur est censée me guider jusqu'au "Gué de Blanquetaque". Las ! La première route indiquée est un chemin de terre ou plutôt de calcaire concassé qui s'enfonce entre deux taillis. Ce n'est sûrement pas là ! J'interroge à nouveau l'oracle synthétique qui m'enjoint à poursuivre ma route, à tourner à gauche, puis encore à gauche. Il me semble que ces détours insensés m'éloignent de mon but, et je commence à douter sérieusement. Enfin, dans une sorte de cul-de-sac, la "route" continue, mais sous la forme d'une piste blanche caillouteuse et poussiéreuse que n'empruntent sûrement que des engins agricoles.

Je me renseigne auprès de deux riverains. Oui, il existe d'autres accès, mais ils sont tous du même acabit. Enfin, l'un est peut-être plus uniforme sous les pneus... Je le trouve et m'y engage, non sans appréhension. J'avance en territoire inconnu. C'est l'aventure ! Le volant vibre de façon assez effrayante, mais les amortisseurs ne paraissent pas trop souffrir. La chaussée est étroite. Je croise deux ou trois véhicules qui soulèvent dans leur sillage de denses nuages blancs. Il faut mordre sur le bas-côté herbu (mais ferme), ou s'arrêter pour laisser le passage. Qui peut se risquer par ici, hormis des biologistes, des spécialistes de l'environnement et quelques mabouls dans mon genre ? La manœuvre s'effectue de part et d'autre sans rechigner. J'en conclus que les conducteurs sont familiers des lieux.

Après deux ou trois kilomètres éprouvants à vitesse (très) réduite, l'édifice qui m'a valu ces affres se révèle au sortir d'un brouillard de poussière blanche. Drôle de bâtisse, vraiment. On hésite à la qualifier : aimable demeure de plaisance ou sinistre bastion. Elle tient un peu des villas Belle Epoque des stations balnéaires de la côte picarde, un peu de l'architecture navale, avec son toit en carène renversée, un peu des manoirs d'opérette d'une principauté ruritanienne, avec ses tourelles à clocheton pointu. 



Les yeux levés, j'en fais lentement le tour, je détaille ses différentes facettes. Tout semble désert : nulle âme qui vive, ni dehors, ni dedans, en dépit de la présence de trois voitures - couvertes de cette poussière blanche qui est la signature du site - garées au pied du soubassement. Le sol est spongieux, gorgé d'eau et, par endroit, s'enfonce sous le pied. Il faut prendre garde. D'étranges cris d'animaux se font entendre, dont je ne peux identifier les "émetteurs". Un TER passe sur la voie ferrée qui court au sommet du talus. Comme dans le tableau de Hopper... Hormis cela, le silence de la solitude. 

Je m'interroge. Quel homme pouvait être le propriétaire ? Un riche excentrique, qui n'hésita pas à mettre en œuvre des moyens considérables pour concrétiser une idée folle ? Cette construction reflète-t-elle sa personnalité ? Quels liens affectifs l'unissaient-ils à son "chalet" ? S'y retrouvait-on souvent et comment y vivait-on, d'ailleurs ? Les dîners des chasseurs ressemblaient-ils aux joyeuses assemblées des Contes de la bécasse ? Le maître de céans et ses commensaux faisaient-ils preuve d'autant de verve et d'esprit que d'appétit ? Je n'attends, bien sûr, pas de réponses...






Ma curiosité à demi satisfaite mais avec le sentiment du devoir accompli, j'ai repris la route, c'est-à-dire que j'ai de nouveau affronté le chemin poudroyant avant de retrouver les larges voies goudronnées de la civilisation. La vision mentale du comte Auguste s'est soudainement imposée à moi avec une évidence indiscutable et une précision troublante. Debout sur la terrasse, en veston en tweed de chez le bon faiseur et casquette de tweed itou, fusil à l'épaule, il observait aux jumelles l'étendue rase des marais, scrutant touffes d'herbes et roseaux, cherchant des yeux quelque spécimen de la faune emplumée. Il semblait attentif et satisfait. La matinée était ensoleillée. La chasse serait bonne.

Que reste-t-il des équipées cynégétiques du comte ? L'écho même des détonations des fusils s'est perdu. Auguste Henri Ernest est mort voici près de cent ans, et son vaste domaine a été au fil du siècle démembré. Le fond de la Baie peu à peu délaissé par le flux des marées s'est lentement envasé. Les mouvements, parfois conjoints, parfois décorrélés, parfois antagonistes, des fleuves et des sociétés humaines ont refaçonné le paysage. Hiératique, solitaire et indifférent à la dérive du temps, le pavillon contemple toujours de haut les pâturages et les molières* sillonnés d'étroits canaux, à la lisière d'un monde hybride, incertain, où la terre ne se distingue parfois pas de l'eau. Chef dressé, cou tendu face au soleil levant, il veille, posté à l'affût du vol des migrateurs, sentinelle à l'inlassable patience.


Les plus curieux de mes lecteurs parcourront avec fruit la fiche établie par l'inventaire architectural des Hauts-de-France : 

https://inventaire.hautsdefrance.fr/dossier/IA80007323#historique


*Prairies inondables

Illustration : La maison près de la voie ferrée, Edward Hopper


lundi 3 juin 2024

Originaire (parce que c'est amer)

 


"Il faut partir au moins une fois pour aimer revenir."


Mon installation en Normandie a fait de moi une originaire. En d'autres termes, une imbécile heureuse qui est née quelque part.

J'ai pris conscience de cette métamorphose il n'y a pas si longtemps. Il ne s'agit pas tant, d'ailleurs, d'un bouleversement intérieur que d'une prise de conscience des multiples facteurs qui m'ont façonnée durant plusieurs décennies. D'une appartenance. Si j'en conçois une quelconque fierté ? Non.


Suis-je de là-bas, ou d'ici  ?


Mais qu'est-ce qu'un originaire ? Le premier répertorié (et le plus illustre) est sans doute Énée, le fondateur de Rome. Lors de la chute de Troie, il doit se tirer en catastrophe de la cité accompagné de quelques-uns des siens, dont son fils et son vieux père Anchise juché sur ses épaules. Cet épisode dramatique de la mythologie est connu sous le nom de "tirade d’Énée". 


On distingue deux catégories d'originaires : les individus qui se fondent dans la masse et les individus folkloriques. On peut être tantôt l'un, tantôt l'autre. Je suis folklorique quand j'emploie des mots et expressions de chez moi, en rouchi, la variante dialectale du picard parlée dans le Hainaut. Ce langage, je ne l'ai jamais, ou très peu, pratiqué dans ma région natale. Aujourd'hui son usage relève de l'hommage à ce que mon héritage culturel nordiste a de plus sacré. Et d'un petit brin de nostalgie...


Mais revenons à Enée. Une fois posé son sac (et son père), il n'a pas fait comme les Romains, puisque ceux-ci n'existaient pas encore. Il épouse la fille du roi local. Il fonde Lavinium, la future Rome. Les gens du cru disent de lui : "C'est un de Troie". A l'inverse du prince troyen, je n'ai pas fondé de ville en Normandie : tous les terrains étaient déjà pris. Je me suis donc contentée de trouver un lieu qui m'accueille, de me définir une place, de tenter de "faire mon trou" (sinistre expression... non ?). Tantôt discrète, tantôt folklorique.

Et ce Nord que j'ai quitté m'est arrivé en pleine figure. Il m'a tendu un miroir où des personnages en tenue de carnaval paradaient sous la pluie, dans la nuit déjà tombée. 

J'ai entendu le Nord et son appel féroce. (Hé, c'est un alexandrin !)

Parmi les manifestations les plus symptomatiques (je dirais même pathognomoniques) de ma norditude, se distingue l'amour de l'endive. Je me régale à présent des fameux chicons, alors que tout au long de ma vie je les ai copieusement détestés, que dis-je, fuis sous toutes leurs formes. Exception faite des endives braisées fondantes que préparait ma grand-mère. Mais cela fait si longtemps... Pierre Desproges consacre à ce végétal une entrée de son Dictionnaire superflu à l'usage de l’élite et des bien nantis. Il en souligne l'exploit paradoxal d'unir un sommet de fadeur à un apogée d'amertume.


J'aimais beaucoup Desproges. Mais depuis que je suis originaire, je lui donne tort. J'ai découvert (ou redécouvert) ce croquant et cette amertume même qui,  en salade, assaisonnés d'huile d'olive, de vinaigre de cidre - (ou de vinaigre de bière normand) et d'échalotes ciselées, m'enchantent. Je mesure l'ampleur de ce que j'ai perdu en méprisant le chicon la majeure partie de mon existence.


Maturité des sens  ? Mal du pays  ? Ou bien est-ce

parce que c'est amer
Et parce que c'est mon cœur ?*

La Normandie a révélé mon identité nordiste. A moi-même, sinon aux autres.

J'ai perdu le Nord. Mais j'ai gagné l'endive.


Illustration : Énée fuyant Troie, Girolampo Genga, Pinacothèque de Sienne

La phrase placée en exergue est tirée du roman d'Ines CagnatiMosé ou le Lézard qui pleurait.


*Extrait du poème Dans le désert de Stephen Crane :

"In the desert
I saw a creature, naked, bestial,
Who, squatting upon the ground,
Held his heart in his hands,
And ate of it.
I said, “Is it good, friend?”
“It is bitter—bitter,” he answered;

“But I like it
“Because it is bitter,
“And because it is my heart.”"

mercredi 8 mai 2024

"Trop grande pour moi" (hêtraie à voir)

 

Tout a commencé avec une photo. Une photo de vacances en noir en blanc, prise alors que j'ai six ou sept ans. Je pose devant un monument aux morts ou un mémorial dont la forme est celle d'une croix de Lorraine inscrite dans le "V" de la victoire.
Quelques décennies plus tard, cette image, retrouvée parmi une poignée d'autres, est une énigme. Et je dispose de peu d'indices.
J'ignore où se trouve ce monument, j'ignore de quelles vacances il s'agit, le dos de la photo ne comportant ni lieu, ni date.
Je sais seulement que c'est "quelque part en Normandie".

Devant le fiasco de la recherche par image de Google, je dois me transformer en détective. Je ne lâcherai pas le morceau.

Après quelques heures de cyberfouilles infructueuses, la lumière vient d'un site qui recense les monuments aux morts par département. Mon cœur bat plus vite. Je reconnais sur la page la croix dans son "V". Elle est maintenant peinte en marron, et non plus blanche. Mais son identification ne fait aucun doute. Le nom du lieu et l'histoire du mémorial sont précisés. Je peux maintenant dater ces fameuses vacances, juillet 1970. La famille passait un mois dans une maison à colombages au Tronquay, dans la forêt de Lyons-la-Forêt, "la plus grande hêtraie d'Europe", si j'en crois Wikipédia.

Qu'a donc cet été-là eu de si spécial ?

Au Tronquay les distractions étaient rares. Nous allions acheter du lait à la ferme dans un grand bidon en fer. Les jours de pluie nous jouions au "Cochon qui rit". Les autres jours (nous en comptâmes quelques-uns), nous parcourions longuement les environs à la découverte de sites marquants ou de curiosités architecturales. Il y eut ainsi, au cœur du massif forestier qui ondule et s'étire sans fin, des visites en des lieux chargés d'une mémoire trop grande pour moi. Des lieux qui m'ont durablement impressionnée, sans que je puisse définir l'origine de cette empreinte confuse et vaguement sinistre : une chose qui se ressent et ne s'explique pas.

Je me souviens tout particulièrement de "l'Allée des trous" (ou "des cachots"), où des événements funestes avaient dû survenir. Les adultes qui m'entouraient parlaient d'un convoi allemand attaqué par des résistants. La densité des fûts, alliés végétaux, le relief accidenté étaient propices aux coups de main et aux embuscades nocturnes. Sitôt leur action accomplie, les maquisards avaient enfoui les camions dans un repli de ce terrain dont ils connaissaient parfaitement la topographie. Je me figurais alors des tombeaux, des soldats morts ensevelis avec leurs véhicules. Mon jeune esprit était confronté à une solennité saisissante et muette, qui me semblait déjà dissimuler une horreur informulée. Les lieux étaient baignés d'étrangeté et, pour tout dire, hantés. Et ces spectres étaient sans visage.
Je n'en avais pas l’idée précise à six ans, mais c'est la mort qui était là, omniprésente, terrifiante. La mort avec des murmures, des cris, des guet-apens, des rafales de mitraillette, des exécutions sommaires, des corps mutilés enterrés à la hâte, de brefs éclats de lumière dans l'obscurité de la forêt et de la nuit. J'étais incapable de définir précisément l'épouvante ressentie, ni seulement l'extérioriser. 

Longtemps j'ai cru à de faux souvenirs, faute de "preuves". Avais-je rêvé ? Mon enquête sur la photo mystérieuse m'a fourni des éléments concrets et permis d'entrevoir la raison ces visites : l'intérêt de mon grand-père maternel pour la Résistance. Il était manifestement sur les traces des groupes de maquisards ayant opéré dans la région. J'ai pu identifier deux d'entre eux : les Diables Noirs à Saint-Denis-le-Thiboult, le maquis de Mortemer.
Une fois ces certitudes acquises, j'ai commandé un ouvrage qui devait, pensé-je, m'en apprendre un peu plus sur cette époque, dans cette région. Curieusement, la couverture du bouquin reflète assez bien la représentation cauchemardesque née de mon imagination...


Il ne tenait qu'à moi, me suis-je dit, de refaire ce parcours. Sur les traces de faits que je connais - un peu - à présent. Sur mes propres traces.

Je suis allée à Lyons-la-Forêt, "la porte à côté" ou presque à présent, en avril l'an dernier et cette année encore. Nulle part, pas même dans les petites rues paisibles du village, la femme n'a rencontré la petite fille de six ans effarée par le poids d'une mémoire qui n'était pas la sienne. Comme s'il se fût agi d'un autre être, d'un double perdu dont j'aurais été séparée. A l'instar du lit de Procuste, le calque du présent ne coïncidera jamais avec celui de mes souvenirs d'enfant.

Je n'ai pas vraiment cherché le monument de Saint-Denis-le-Thiboult, en Seine-Maritime, mais je sais dans quel hameau le trouver. En revanche j'ai découvert des édifices dont j'ai appris l'existence au cours de mon "enquête", comme une étrange chapelle solitaire au milieu d'un herbage. Un nouveau mystère...

Après avoir quitté Lyons, alors que la route monte et descend et serpente et fend la hêtraie, je pensais à ces ombres hésitantes à la lisière de la mort et de la vie que j'avais pressenties l'été soixante-dix. Et je me disais qu'en dépit des années écoulées et d'une meilleure connaissance des faits historiques, une petite part de moi-même restait captive de la forêt ensorcelée. Des arbres meurent, des arbres poussent. Mais la forêt se souvient, et sa "dimension invisible" subsiste.

Comme sur les départementales de la Somme, le silence s'imposait. Face à des choses circonscrites dans le temps et l'espace que nous ne pourrons jamais connaître, nous n'avons plus les mots. Et, aujourd'hui encore, j'ai peine à formuler ce que j'éprouve : ombres inquiétantes, présences silencieuses - fantômes.
Je crois que la mémoire des tragédies qui se sont autrefois jouées ici sera toujours "trop grande pour moi".


 
Une page consacrée au maquis des Diables Noirs :
Une autre au maquis de Mortemer :
 

 

dimanche 10 mars 2024

L'orage et la loutre, triple énigme

A la mémoire de Lucien Ganiayre.
Et à mon inspiratrice.


 
Qu'est-il arrivé à Jean Des Bories ?
 
Le livre refermé, je l'ignore encore, et d'autres lecteurs ont dû eux aussi éprouver de la frustration, voire du désarroi, à demeurer sans réponse.
 
Unique roman de Lucien Ganiayre (1910-1966), L'orage et la loutre fait partie de ces livres que l'on a longtemps hésité à ouvrir, comme au seuil d'une vérité essentielle, "trop grande pour nous". D'eux émane un mystère auréolé d'un effroi confus, dont on craint que la dissipation, au terme de la lecture, nous apporte la déception.
 
Jean Des Bories, le narrateur, instituteur dans un village du Périgord, découvre, à la fin d'une fructueuse journée de chasse, une source ignorée enfouie dans les halliers. Nous sommes le 20 septembre 1935 et la chaleur est étonnamment forte. Laissant fusil et perdrix sous la garde de sa chienne Rita, il plonge tout entier dans cette eau fraîche à la "consistance" inhabituelle ; elle n'offre aucune résistance aux solides, et son goût même lui semble bizarre. Mais peu importe. Là-haut le ciel est lourd de nuages sombres. L'orage va éclater. Lorsqu'il sort de la fontaine providentielle, la chaleur a fait place à un air glacé. Jean saigne du nez, il grelotte. Il est frappé par l'absence de tout bruit et de tout mouvement autour de lui. Au ciel, les nuages ont cessé de rouler pour se figer dans leurs reliefs tourmentés. Il découvre une lumière jaune et froide qui baigne uniformément le paysage sans projeter d'ombres. Seul un écho démesuré répond aux battements de son cœur et au froissement des herbes sous ses pas. De retour dans son village, il affronte les scènes irréelles qu'il redoutait. Son univers familier est peuplé de statues de chair qu'il n'ose effleurer ; de fait les êtres qu'il étreint meurent après une brève agonie ; tout ce qu'il touche tombe en poussière. Le temps semble aboli. C'est pour Jean le désespoir autant que l'incompréhension.

S'il a compris que le phénomène n'est pas un simple accident météorologique, le narrateur n'en cherche pas vraiment la cause. Cataclysme planétaire ou sortilège, quelle importance ? Il organise plutôt, tant bien que mal, son existence de survivant. Sa chambre devient son univers, jusqu'à ce qu'il tombe (au propre et au figuré) sur une photo de son ami de jeunesse Marescot, dit "Marès". Marescot le brillant, le désinvolte, qui a toujours subjugué Jean. Lequel lui voue une affection et une fidélité éperdues. Il ne peut connaître le même sort ! Jean pourra peut-être le sauver de cette torpeur funeste...
 
Il entreprend alors un voyage vers Paris, où vit son ami. A pied, bien sûr, les véhicules quels qu'ils soient étant hors d'usage. Alors qu'il chemine le long d'un ruisseau, il croit apercevoir une petite tête luisante à la surface de l'eau. La première manifestation du vivant, après une si longue solitude ! Jean décide de s'attarder sur ces berges herbues, et d'attendre. La créature réapparaît, précédée de sa puissante odeur fauve... C'est une loutre !
 
Pourquoi une loutre ? A l'époque du récit, elle est déjà rare (et sa population n'a cessé de décroître jusqu'à la fin du 20ème siècle), ce qui renforce le caractère exceptionnel de cette rencontre. Peut-être parce qu'elle incarne la liberté, celle de pouvoir se mouvoir dans l'eau et sur terre. Parce qu'elle est belle, vive et sauvage... Enfin l'un comme l'autre sont les seuls, et peut-être derniers, représentants de leur espèce. Aussi Jean voit-il en elle une compagne d'infortune qu'il se met en devoir d'apprivoiser.

Lucien Ganiayre a dû longuement et "amoureusement" observer le mustélidé du titre. L'animal est superbement décrit, dans ses mouvements comme dans l'immobilité. Les protagonistes s'observent, se jaugent, tentent timidement de s'approcher. Mais demoiselle (ou monsieur ?) Loutre est méfiante !

Nous manquons ou gâchons des rencontres essentielles par négligence ou excès d'avidité...

Jean Des Bories poursuivra sa quête folle  - après un détour par le rivage de l'Océan - dans une France fantomatique et inquiétante, au fil d'un "temps" devenu fou lui aussi, jusqu'à Paris, où Marescot l'attend, forcément.

Nous voici face à un de ces rares textes "irréductibles" qui, s'ils peuvent s'apparenter à différents genres, ne se plient totalement à aucun d'entre eux. Roman post-apocalyptique, conte fantastique, récit d'aventures, ouvrage de science-fiction ? Relation d'un cauchemar ou d'un épisode délirant ? Le doute est omniprésent, et rien ne vient écarter le voile. C'est un roman "orphelin", en quelque sorte, et à plusieurs titres. La Toile, toujours prête à nous noyer d'informations, livre en effet fort peu de choses sur son auteur, et il faut s'armer de détermination (et de patience !) pour dénicher des renseignements à son sujet. C'est finalement le site des Éditions de l'Ogre qui se révèle le plus disert, et je vous invite à suivre le lien que j'ai placé à la fin de mon billet.

Mais, décréter une œuvre "inclassable", c'est la réduire et encore la classer.

Quel sens faut-il trouver à l'expérience de Jean ? Le silence, le couvercle de nuages, la vie arrêtée, l'atmosphère oppressante, le sentiment d'une menace latente sont-ils une métaphore de l'Occupation ? (Le roman fut écrit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et alors que Lucien le proposait - sans succès - à des maisons d'édition, la France n'en avait pas fini avec les temps troublés.)

De même, quelle est cette "eau" dotée d'un aspect et de propriétés inexplicables, qui "jaillit" à point nommé pour préserver quelques êtres vivants du cataclysme ? Immersion salutaire ou passage vers un univers parallèle inquiétant ?

Par ailleurs, l'épilogue, qui m'a semblé assez abrupt, est propre à instiller une ultime ambiguïté sur ce que nous venons de traverser plutôt qu'à lever nos doutes et satisfaire notre attente...

Je ne sais, non plus, si Lucien Ganiayre a voulu cette obscurité. Quoi qu'il en soit, elle appartient au mystère de l’œuvre...

Enfin, L'orage et la loutre n'est pas comparable aux romans survivalistes actuels qui exploitent les poncifs en vogue de retour à une "nature" idéalisée, ultime refuge de ses "enfants" (l'inévitable touche moralisatrice en prime). Ce sont avant tout des pages magnifiques, souvent bouleversantes, telles celles qui décrivent la rencontre entre Jean et la loutre. Leur langue est pure, riche et précise : sa poésie s'allie à une vigoureuse sensualité. Si le motif de l'amitié - entre autres étranges liens qui unissent les êtres - parcourt toute la trame du récit, celui de la solitude de l'individu et du corps, cette irréductible solitude inhérente à l’altérité, y tient une large place, de même que l'évocation de l'énergie vitale, primaire, "involontaire", une vie "bête", obstinée, qui anime Jean autant qu'elle le fascine. Murmure ou cris du sang qui se presse dans les veines, pulsations amplifiées, activité farouche des organes forment un microcosme à eux seuls. Ce mouvement irrépressible de chair, de sang et de souffle qui galvanise tout le texte s'oppose au monde mort et glacé dans lequel le héros évolue. Mais, hors de la frontière du corps, tout n'est peut-être qu'illusion. L'expérience douloureuse du héros est alors celle de l'impossibilité d'accéder à l'Autre et des revers cruels qui sanctionnent nos tentatives. "Il n'y a pas d'amis, il n'y a que des hommes sur qui on s'est mépris".*

Alors triple énigme oui : l'histoire elle-même tout d'abord, ses "conditions de production", et la vie de l'écrivain derrière l'opacité de notre ignorance.
  
Un jour l'orage éclate. Mais nous ne connaîtrons pas (vraiment) le fin mot de l’affaire, et Lucien Ganiayre gardera son secret.


* Barbey d'Aurevilly


PS : j'ai lu le roman en février 2023.
 
"Loutre en hiver"
 
 
Illustration :  Wikipédia https://commons.wikimedia.org/wiki/User:Atirador?uselang=fr 

dimanche 18 octobre 2020

Rouge d'automne

Sous le regard de mon authentique phoque de la baie de Somme (et de ma tout aussi authentique matriochka)...


Même si le port du masque a légèrement compliqué les choses ces temps-ci, je suis depuis des éternités fidèle  - bêtement, aveuglément, comme si j’obéissais à un devoir aux sources perdues - à ma trilogie quotidienne : boucles d'oreilles, parfum, rouge à lèvres. (Encore m'arrive-t-il de faire l'impasse sur le parfum.) Je ne sors jamais sans être blindée de ces gris-gris. Ils forment mon armure face à la grisaille parfois hostile, souvent indifférente, de la rue. Je m'entoure d'une petite famille de rouges à lèvres, avec sa vieille garde et ses nouveaux venus, sans laquelle je suis démunie comme un Maori sans ses peintures de guerre. Presque. Disons que je préfère être accompagnée de mes "raisins" préférés, même s'ils alourdissent sensiblement mon sac. J'ai parfois l'impression de trimballer une enclume. Mon dos proteste. C'est un choix. 
Y a-t-il des couleurs printanières ? D'autres réservées aux jours froids et courts qui arrivent à grands pas et s'installent avec une déconcertante désinvolture ? On ne les a pas vus venir qu'ils sont déjà là, à vous souffler leur vent glacé dans le cou, vous transpercer de leur pluie, vous cerner de leur ombre.
Il y a longtemps que j'ai réglé la question, pour une seule et simple raison : je ne me la suis jamais posée. Du moins pas sérieusement. Je vis à l'équateur du rouge à lèvres : sans saisons. Seuls mes goûts, mes humeurs et mes envies me guident. Soit pas mal de critères avec lesquels composer...
Même derrière le masque, le rouge à lèvres m'est indispensable. 
Près de treize ans après mon premier billet sur ce sujet ô combien fondamental, ma devise n'a pas changé : plutôt rouge que morte.

dimanche 26 janvier 2020

Astro-effervescence

 Grâce à Erwin Schrödinger, les chats sont de la revue...

Prendre de la hauteur... On aimerait bien. On aimerait bien pouvoir plus souvent. Vis-à-vis, par exemple, d'un monde où des malfrats en cavale, et avec quel aplomb, se vantent de leurs forfaitures devant des journalistes qui semblent acquis à leur cause, ou pour le moins fascinés.
Nos héros étaient des grands Résistants, des libérateurs, des visionnaires, mystiques ou profanes, des combattants. Des valeureux, des braves, des intrépides, des femmes et des hommes qui incarnaient ce que nous aimions, ce que nous aurions aimé être. Ils possédaient les attributs attachés aux êtres d'exception, courage, droiture, talent, clairvoyance, désintéressement, vertus que nous appelons aujourd'hui "valeurs", et qui ne sont sans doute plus les mêmes qu’autrefois... Nous admirions les aventuriers, les astronautes, les explorateurs arpenteurs des espaces inconnus, les grands sportifs, les savants aux découvertes révolutionnaires, les artistes et les écrivains qui plongeaient mains et bras dans l'âme humaine et en remontaient des flots de gadoue qui charriaient parfois quelques diamants. Des qui laissaient dans leur œuvre leur santé, leur raison, parfois leur peau. Tous détenaient une autorité morale et intellectuelle. Elles et ils étaient des voix. Quand ils parlaient, on la fermait. Parce qu'ils ne parlaient jamais pour ne rien dire.
Je crois que cette espèce-là a disparu. Rayée de la surface de la Terre, et pas en raison d'un cataclysme planétaire. Ou plutôt, si. Un cataclysme sociétal qui s'est pointé en douce avant de gagner une ampleur et une acuité encore jamais vues. Plus de héros. Des influenceurs. (Qui influencent qui ? En quoi ? Et puis de quel droit ?) Des animateurs hilares et médiocres. Des pitres au ras du caniveau. Et des voyous.
Rien de tel, pour oublier un temps ces vilenies, que de scruter le ciel et se plonger dans histoire du cosmos. Non seulement penser l'impensable, mais le décrire, le théoriser et même l'observer, telle est la tâche que semblent s'être donnée les astrophysiciens et les spécialistes de la physique quantique. Comme leurs illustres prédécesseurs, ils sont bosseurs, ambitieux, non pour eux-mêmes, mais dans l'objet de leurs recherches. Ils traquent l'onde gravitationnelle, jouent aux autos tamponneuses avec les particules à très hautes énergies. Familiers des messages spatiaux et des troupeaux de bosons, levés dès proton-minet, dès qu'ils tiennent une piste, ils ne la lâchent plus. De vrais fox-terriers.
Leur domaine : l'espace, la structure intime de la matière. L'infiniment grand, l'infiniment lointain, l'infiniment petit. Quelques "pointures" en ce domaine sont là pour vous guider, en premier lieu Stephen Hawking qui, en parallèle à ses travaux, s'est attaché à vulgariser les notions qui fondent ses recherches. Une brève histoire du temps a plus de trente ans. Néanmoins l'approche du savant reste valide, et passionnante. Le texte est écrit avec clarté et a le mérite de "remettre à plat" des notions que j'avais déjà abordées, sans être sûre de les comprendre. Depuis d'autres découvertes, d'autres observations ont été faites, de nouvelles théories émises, notamment au sujet du Graal des chercheurs, l’unification de quatre forces qui régissent l'univers ou GTU (Grande Théorie Unificatrice). Tous ces savants s'accordent à dire que l'espace est criblé de trous noirs. Objets célestes énigmatiques dont l'étude pourrait bien fournir la réponse à cette question taraudante. James Peebles, un des lauréats du prix Nobel de physique 2019, se demande cependant si cette théorie du Tout n'est pas simplement une fausse piste sur laquelle on s'acharne inutilement. Eh oui, comme à l'époque des éminents pionniers de la science, des explorateurs de la matière, aux premières décennies du 20ème siècle, controverses et affrontements persistent... En astrophysique comme en mécanique quantique, l'effervescence ne diminue pas...
Des physiciens théoriciens et non des moindres, tel Carlo Rovelli, avancent même que le temps n'existe pas, tout au moins selon la conception qui prévaut depuis que l'homme a commencé a gamberger sur le sujet, pas en tant que "quatrième dimension", pas en tant qu'entité physique indépendante. Le "bon vieux" temps de Newton, celui d'Einstein, seraient obsolètes. Ce que nous nommons le temps serait à la fois une construction culturelle et un phénomène neurologique, consubstantiel à la conscience. Youpi ! vous exclamez-vous face à la perspective d'une jeunesse éternelle, et vous sautez en l'air de joie devant votre écran. Ne nous réjouissons pas trop vite. Nous vieillirons tout de même. Les processus biologiques du vieillissement seront toujours sournoisement à l’œuvre. Mais alors, que mesurent nos montres ? Qu'est-ce qui nous grignote un peu chaque seconde - chaque infime fraction de seconde ? Qu'est-ce que le temps ?
A défaut de tout percuter (même si le discours des savants que j'ai pu entendre est remarquablement clair), je me dis que si le temps "ontologique" n'existe pas, on ne peut par conséquent pas le perdre... CQFD !

Armoise, chatte quantique, est-elle à la fois là et pas là ?
En lisant Hawking...

En allant chercher toujours plus loin les origines de l'univers, c'est aussi de nos propres origines que nous sommes en quête. Science et philosophie se rejoignent dans un même questionnement. Quelle est notre place dans le cosmos ? A-t-il une finalité, si oui quelle est-elle, et quelle est la nôtre ? Pourquoi sommes-nous , observateurs avides et inquiets ? Faut-il, comme Leibniz, se demander "pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien" ?
Au sein de ce vertigineux système dont certaines des lois nous échappent toujours, le bipède humain se sent bien chétif. Pascal n'en affirme pas moins la supériorité de ses semblables face à l'immensité muette. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Il n'est pas certain que cette pensée nous console...
Faire parler l'espace à travers les signaux les plus lointains qui nous en parviennent, mettre la matière sur le grill pour lui arracher ses ultimes secrets et, oui, penser ce qui ne  peut être pensé de notre point de vue limité d'humains, penser ce qui nous dépasse... Peut-être que, finalement, cet impensable rejoint d'autres impensables, aussi irréductibles que la perte, le deuil, l'absence... Et peut-être est-ce en cela que les colossaux défis auxquels se mesurent les physiciens m'interrogent. Mais ce sera, je pense, l'objet d'un prochain billet.


Puisque les félins ne sont jamais bien loin, on ne peut faire l’impasse sur le chat de Schrödinger, exemple au moyen duquel le savant allemand voulut démontrer qu'en physique quantique, deux états opposés peuvent coexister simultanément pour un même "quanta" (de matière ou d'énergie). Mais rassurez-vous, ce postulat n'est valable qu'au niveau subatomique, et JAMAIS le célèbre physicien ne plaça un chat dans un caisson pour réaliser cette expérience mortifère, qui reste du seul domaine de la pensée !  
Je suis par ailleurs certaine que les chats (il n'est qu'à observer leur comportement) ont, ou résolu toutes les énigmes de l'univers, ou s'en f... royalement.


Une brève histoire du temps, de Stephen Hawking, est édité chez J'ai Lu.

Écrits vagabonds, de Carlo Rovelli, chez Flammarion. Ce livre m'attend sur ma table de lecture. Rovelli, que j'ai écouté sur France-Culture dans La conversation scientifique du 30 novembre 2019 ("Le temps est-il une illusion ?") m'a l'air d'un homme fort sympathique, qui cite à plusieurs reprises les chats et parle de sa fascination pour l'intelligence des poulpes.

Illustration : couverture de la revue Comprendre les sciences (septembre 2019).

jeudi 19 septembre 2019

Aux champs d'honneur


La chapelle au bord de la route qui domine le village de Curlu (Somme), et la Petite Tine

Ma vie actuelle étant celle d'un nomade, d'un trimardeur de tous les chemins, je traverse régulièrement la partie orientale de la Somme. La Petite Tine et moi connaissons quasiment par cœur le trajet. Champs, bois, étangs, villages, rien que de très banal, si ce n'est la kyrielle des cimetières militaires dispersés sur cette portion de territoire. Certains ne sont pas visibles de la route, ou à peine. On y accède par un chemin vicinal. Ils apparaissent, le temps d'un bref regard de côté, au sortir d'un virage avant de s'effacer tout aussi rapidement. Des mirages. On entrevoit leurs stèles blanches toutes identiques fichées dans la terre, comme si elles avaient été lancées du ciel par poignées. Strictement ordonnées, alignées ou disposées en arc de cercle autour d'une "croix du repos", parfois serrées sous l'ombre d'un grand saule - unique indice de leur existence. La plupart de ces cimetières sont signalés par un panneau indicateur où figure le pays d'origine des "morts au champ d'honneur". Grande-Bretagne. Nouvelle-Zélande. Australie. Allemagne. La départementale en est jalonnée. Même habitué au parcours et au paysage, on s'étonne de leur nombre. On en découvre de nouveaux presque à chaque fois. On se dit toujours que cette terre n'est pas comme les autres.
Combien de morts la Grande Guerre a-t-elle fait ici ? On ne peut s'interroger sans vertige. Ni sans effroi. De part et d'autre du front fluctuant de la Bataille de la Somme (1er juillet 1916 - 18 novembre 1916), où s'affrontèrent sans répit, jour et nuit, Alliés britanniques et français et troupes allemandes, chaque village, chaque lieu-dit garde inscrites dans son sol des traces du conflit.
Bien loin de cet "intimisme", plus au nord, se dressent d'augustes mémoriaux qui égrènent la liste de ceux que la terre n'a pas rendus, de monumentales nécropoles s'étirent le long des grands axes, enclaves aux colonnades de marbre, fragments de territoires étrangers en terre picarde. Il n'est pas rare que des voitures et des autocars anglais ou écossais stationnent devant leur portail. Beaucoup de ressortissants d'outre-Manche, mais aussi de l'autre bout du monde, visitent ces hauts lieux du souvenir bâtis pour imposer le respect et édifier l’esprit du voyageur par-delà les siècles. J’admire les Anglo-saxons : ils entretiennent une culture de la mémoire qui se transmet d'une génération à l'autre. "L'hérédité des caractère acquis"... Lamarck était d'ailleurs originaire de Bazentin, dans la Somme, près d'Albert, autre théâtre des combats. Une culture que j'oppose au "devoir de mémoire", formule vidée de poids et de sens à force d'être rabâchée, comme si des piqûres de rappel étaient sans cesse nécessaires au peuple oublieux que nous sommes.
Aussi est-ce tout naturellement que nos voisins britanniques traversent le Channel pour visiter les cimetières et se recueillir. Leur parcours tient du pèlerinage. Un tourisme s'est développé autour de la Bataille mythique. On est ici au "Pays du Coquelicot". Le coquelicot et ses pétales de sang, emblème, dans les pays anglo-saxons, de la Grande Guerre et - pudiquement - des hommes tués au combat. Symbole, aussi, de la vie fragile et tenace, qui s'oppose et résiste à la dévastation.
Alliés ou ennemis, sans distinction, les morts témoignent. Si cette guerre fut d'une absurdité - d'un acharnement dans l'absurdité - totale, prétendre que leur sacrifice fut vain serait faire injure à leur mémoire.
Il y a longtemps que les voix des soldats se sont tues. Le fracas des armes ne résonne même plus dans les souvenirs. La terre a tout enseveli avec les hommes. Son inertie minérale a étouffé la clameur guerrière. Mais ce silence n'est pas la paix. Cette quiétude n'est qu’apparence. Les meurtrissures demeurent, elles s'exhibent sous nos yeux, nous claquent dans la figure. Ce sont ces petites pierres blanches, cette multitude de pierres toutes semblables qui se plantent avec obstination devant nous, sentinelles spectrales, pour nous interdire l'amnésie. Les guerres - comme les deuils - ne s'achèvent jamais.
Bientôt je n'emprunterai plus aussi souvent la route qui coupe la Somme d'est en ouest, le pays des morts perdus. Je ne traverserai plus avec la même régularité les villages tranquilles qu'à la longue je vois à peine. Il n'en est pourtant de si discrets qui ne recèlent quelque tragédie de temps disparus. Plus de cent ans après l'Armistice, les champs d'honneur n'en finissent pas d’empiéter sur le domaine des vivants. Ils s'étendent à perte de vue. La campagne ondule doucement dans la lumière poudroyante de cette fin d'été. Là, dans la tiédeur de l'air immobile, elle revêt un masque de solennité saisissant. On passe en silence dans l'immensité silencieuse. On pense à la guerre et ses ombres. Il n'y a rien à dire. Seule ici la terre parle, elle dit le deuil éternel et l'oubli impossible.