C'est une église, ou une chapelle, qu'on aperçoit au loin depuis la route départementale 1029 - rang subalterne auquel on a ignominieusement relégué ma chère et légendaire Nationale 29 - qui mène en Normandie. La Normandie, on n'y est pas encore, elle se fait attendre, mais on s'en rapproche, et on sait qu'une fois passé le rond-point du Coq Gaulois, on ne tardera plus à franchir le panneau qui indique au conducteur qu'il arrive en Seine-Maritime. Ma mère et moi nous prenions toujours la main à ce moment-là, tout excitées, sûres d'avoir atteint notre Terre Promise...
J'étais
donc sur "ma" route, hier. Seule, avec mes pensées pour me tenir
compagnie. En cet automne qui prend des airs de fin d'été, dans une lumière
chaude mais déjà déclinante, la chapelle est apparue là-bas, sur ma droite,
isolée dans le vaste patchwork des prés et des champs, au cœur d'un bouquet
d'arbres, signalée par son clocher revêtu d'ardoises dressé contre le bleu du
ciel. Vision familière, réconfortante. Elle nous intriguait toujours, ma mère
et moi, et nous nous étions maintes fois demandé comment on y accédait. Nulle
voie n'y menait depuis notre RN 29. Et puis un jour, en rentrant chez nous,
nous avons décidé, sur une impulsion, de faire le détour. Même pas de quoi se
perdre dans la campagne. Deux coups de volant, et nous nous sommes retrouvées
devant l'édifice de briques, enclos dans un minuscule cimetière. Là, à l'écart
de tout village, enfin elle se révélait sans pour autant se dépouiller de son
mystère. Les lieux respiraient la paix et le silence ; c'est à peine si nous
parvenait la rumeur de la route, qui s'étire à quelques encâblures. Ils
invitaient le voyageur, ils nous invitaient au recueillement. Une brève pause,
et nous avions repris la direction du Nord.
Hier,
comme aimantée, guidée par je ne sais quel appel, j'ai refait ce fameux détour,
venant, cette fois, de ce Septentrion qui n'est plus vraiment chez moi, bien
que sa terre ait nourri mes racines. Malgré la courte distance à parcourir,
j'ai cette fois réussi à me paumer (la voie vicinale, à peine visible de l'axe principal,
semble ne mener nulle part, sinon dans l'étendue presque infinie des labours
tout frais). Je suis revenue sur mes pas pour enfin garer ma fidèle Petite Tine
devant le portail du cimetière, après un demi-tour sur route qui n'a pas laissé
d'intriguer une visiteuse des lieux, laquelle m'a longuement fixée d'un regard
torve - peut-être tout simplement curieux.
J'étais au milieu de nulle part, dans un espace comme oublié des hommes, entre
point de départ et destination, dans cet entre-deux où il me semble parfois
passer ma vie. Arrivée, peut-être, aux portes de l'éternité... Il y avait des
arbres, un pâturage bien vert, et les rares bruits alentours n'étaient autres
que ceux de la campagne. Je me sentais étrangement calme malgré la fatigue du
trajet qui commençait à me gagner. Je suis descendue de voiture, j'ai fait
quelque pas, j'ai contemplé la façade rouge de la petite église qui nous
intriguait, levé les yeux vers le faîte du clocher, posé la main sur la poignée
du portillon, sans l'ouvrir... La Petite Tine elle-même avait l'air heureuse de
souffler. Le siège passager était vide... Après un dernier regard sur notre
chapelle perdue, dont je ne sais toujours rien, ni à quel saint elle est dédiée,
ni pourquoi elle fut bâtie en un point si retiré, j'ai repris le volant,
résolument - non sans me promettre de revenir. Je n'étais pas rendue. Mais
j'emportais en moi le calme de ce moment fugace, volé au temps assassin et à
l'indifférence routière.
Merci,
Maman.
A
ma mère, Annie K., 20 avril 1937 - 2 février 2018