dimanche 1 octobre 2017

"Le Mascaret", par Jean-François Coatmeur : vague à l'arme


J'ai lu voici quelques mois Le Mascaret, un roman de Jean-François Coatmeur, auteur principalement de polars. C'est le titre qui m'a fait choisir cet ouvrage "les yeux fermés" : il me rappelait mon chat Mascaret, mais aussi les bords de Seine que j'ai longtemps hantés. Le mascaret, c'est en effet cette vague qui lors des grandes marées remontait le fleuve avec une puissance inouïe, pareille au déferlement ininterrompu d'une armée aux rangs serrés, dans un grondement de tonnerre. Au début des années 60, la Seine fut endiguée, son lit creusé, et le phénomène, de ce fait, "castré". Certains prétendent qu'il n'existe plus, or le mascaret je l'ai vu : s'il n'a plus le caractère spectaculaire - et parfois meurtrier - d'avant les travaux, il est toujours cette vague qui avance sans à-coups et tient en respect le courant contraire. On ne vient pas à bout si aisément des forces de la nature...
Point de bords de Seine ici, mais essentiellement le Pays Basque. Nous plongeons, menés par une belle écriture classique, au cœur des destins entrelacés d'une femme et de deux hommes. Figure emblématique, respectée de la résistance anti-franquiste dans son Espagne natale, le docteur Ramirez s'est rangé des voitures. Il a ouvert un cabinet dans la petite ville d'Irrégui, de ce côté-ci de la frontière, où il mène une vie tranquille - irréprochable, pourrait-on dire - entre Chico, son homme à tout faire et ami, mais aussi son âme damnée, et ses quelques patients. Le guérillero sulfureux s'est effacé derrière l'homme distingué, détaché, le patricien "qui porte une eau de toilette Carven". A priori, un monde le sépare de Chantal, sage bourgeoise parisienne engourdie par l'ennui. Un jour, par désœuvrement, elle assiste à une conférence du docteur qui vient de signer un best-seller retraçant les péripéties de son existence flamboyante vouée au combat pour la justice. C'est, pour Chantal, une révélation quasi mystique. Elle est subjuguée. Elle pense avoir trouvé "la" cause, "sa" cause, celle pour laquelle elle veut s'engager et lutter. Elle quitte son mari, son appartement cossu, part pour le Pays Basque, rencontre le docteur, lui expose son désir de rejoindre les rangs de ses anciens frères d'armes. Il hésite, refuse, elle revient à la charge, et le docteur Ramirez, dont elle devient la maîtresse, la fait, à contrecœur, intégrer à un réseau de lutte terroriste contre le régime en place, où des missions subalternes lui sont confiées. Car, en Espagne toute proche, la sédition armée se poursuit sans trêve. Chantal, frustrée, réclame des missions plus périlleuses. Ramirez cède. Enfin, elle va connaître l'exaltation des actes "héroïques" et voir sa destinée s'accomplir.
Le "coup de main" est cette fois bien plus risqué pour elle : abattre un dignitaire du régime. Défaut de préparation, imprévus : les choses tournent mal pour le trio désigné à cette "tâche". Les deux terroristes parviennent à leurs fins mais tombent sous les balles de la police ; Chantal ne parvient pas à s'enfuir - une Alfa Romeo récalcitrante - et est arrêtée. Jugée, elle échappe de peu à la peine capitale et se voit condamner à la perpétuité dans une prison au régime particulièrement sévère, propre à broyer les plus fragiles. Ramirez, qui a suivi fébrilement le déroulement du procès et donné une conférence en faveur de sa protégée - appel véhément à l'opinion publique et à la clémence des juges -, est hanté par la culpabilité. Le mari de Chantal entre en scène, avec l'intention de tuer Ramirez qu'il considère responsable du sort de sa femme. L'agneau s'est mué en lion. Pourtant, au fil de leurs conversations, une étrange sympathie va se nouer entre les deux hommes, qui se découvrent un but commun : sauver Chantal qui dépérit dans sa geôle.
Tous ignorent que, quelque part, dans l'ombre, ce que l'on imagine être une sinistre police politique est à l'œuvre. Une "présence" qui confère dès lors au roman la tournure d'un thriller. A travers de laconiques échanges, nous apprenons l'existence d'inquiétants individus anonymes qui surveillent et pistent les protagonistes pour référer de leurs faits et gestes à une autorité sans visage, qui semble aussi puissante que redoutable, et fait en permanence peser une sourde menace sur ces derniers. Y a-t-il un traître dans l'histoire, et si oui, qui est-il ?...
C'est le choc quand Chantal s'évade du pénitencier en compagnie de codétenues qui, moins chanceuses,  sont rattrapées et tuées. Une évasion fortement médiatisée qui ne laisse pas d'étonner et d’inquiéter Ramirez. Les circonstances de cette cavale lui paraissent plus que suspectes : les autorités franquistes ont-elles manigancé l'opération ? Et pourquoi ? Comptent-elles sur la fugitive pour les mener jusqu'à lui ? Franco, sur le déclin, n'a, en effet, pas oublié l'un de ses plus irréductibles opposants...
L'ouvrage n'est pas sans rappeler - d'assez loin, toutefois - Les mains rouges, de
De fait la clé du titre n'est livrée qu'à la fin du roman. Un mascaret apprécié des surfeurs subsiste toujours sur l'Adour, la "Barre". La vague tumultueuse emporte tout sur son passage et, si elle joue un rôle purificateur, sa violence abolit le parcours, le passé de ces êtres aspirés - par choix ou malgré eux - par une histoire, par l'Histoire, ne laissant derrière elle que l'amertume de l'oubli.

Le Mascaret est publié chez Denoël et au format poche chez Liv'Poche.

Illustration : le mascaret à Caudebec-en-Caux, Seine-Maritime, carte postale ancienne.

mardi 29 août 2017

Excalibur (la caisse à Arthur)


Je l'ai vue alors que je m'engageais sur l'autoroute, dimanche dernier. Je m'en suis presque étranglée. Elle dépassait d'autres voitures - sans clignotant - et zigzaguait sur les deux files de tout son long châssis. Une silhouette identifiable entre toutes : une Excalibur. C'est une vision rare. On a de la chance si on en croise trois ou quatre dans sa vie. Quelques kilomètres plus loin, je l'ai doublée. Deux messieurs étaient à son bord. Le conducteur arborait un sourire béat, tout à l'ivresse de la conduite. On le comprend. J'aurais sans doute exprimé le même ravissement à sa place.
A la vue de cette auto fabuleuse je me suis prise à rêver d'une virée romantique. A Deauville, aux Cinque Terre, en Italie, ou vers quelque plage déserte. Au bout du monde (mais le bout du capot, c'est déjà loin). Avec le sosie de Robert Redford. En plus jeune. Dans un sillage de parfum Patou.
Une Excalibur, c'est à la fois un monstre et une œuvre d'art. On adore ou on déteste. On épuiserait son stock de superlatifs pour décrire cette "chose", cet hybride, fruit d'un télescopage entre la désinhibition des Années Folles et la prospérité des Trente Glorieuses. Étalage de tuyaux chromés semblables à des serpentins, dont on se demande s'ils ne sont pas des trompe-l’œil, phares écarquillés, ailes avant interminables, marchepieds pour grandes pointures : le luxe décomplexé, la luxuriance. Une voiture pour riches excentriques, pour nouveaux riches, aussi... Une voiture pour grands-ducs russes (mais à présent les Romanov sont des gens comme tout le monde, les descendants mâles portent des costards-cravates lors des cérémonies, rien ne les distingue d'un quidam un peu bien sapé). L'adjectif "déraisonnable" semble celui qui lui convient  le mieux. Et cette déraison fait du bien, dans une société gouvernée - en apparence du moins - par la raison et le rationnel (ou le rationalisme) et qui formate à tour de bras.
Jeune, je m'amusais à dire :

"Qu'est-ce qu'une Excalibur ?
C'est la caisse à Arthur !"

Oui, j'ai bien noté la grosse faute de syntaxe, mais c'est surtout une allusion au roi Arthur, dont l'épée enchantée a donné son nom à la marque de Milwaukee, née au milieu des années 60 et dont les modèles, durant près d'un quart de siècle, multiplièrent les emprunts à Bugatti, Mercedes-Benz et autres constructeurs prestigieux. Excalibur, c'est aussi un grand film de John Boorman et le titre d'une superbe chanson de William Sheller. Il faut croire qu'un tel nom ne peut inspirer que de grandes et belles choses. Des choses folles, démesurées, un peu magiques et, parfois, tragiques, alors que la voiture "arthurienne" n'évoque que plaisir, insouciance et liberté, dans un esprit proche de la contre-culture américaine... On ne sait finalement si l'Excalibur, fille d'un âge flamboyant à jamais perdu, nous fait basculer dans un autre univers, ou une autre époque. "Soyons fous", nous lance-t-elle dans un clignement de ses yeux ronds. On pense à Gatsby le Magnifique. On s'imagine filant, tête dans les étoiles et cheveux au vent, sur une route infinie. Peu importe la destination. Au coucher du soleil on s'arrêtera pour contempler les diaprures changeantes du ciel sur la baie, on sortira la bouteille de champagne et les flûtes, on fera tinter le cristal et on portera un toast à l'astre orangé déjà presque assoupi.
L'Excalibur parle de folie, elle parle à la folie qui lutte en chacun de nous pour se faire jour parce que ce monde, pour s'être trop frotté à la folie destructrice, n'a plus le cœur ni la tête à la folie joyeuse. Elle incarne l'extravagance et le refus des diktats sociaux et esthétiques, une conception indépendante de l'automobile, un art de vivre. Foin de la banalité, de la platitude, de la grisaille, apanage des médiocres qui voudraient nous façonner à leur image. La vie est un mirage. Rêvons. Soyons des grands-ducs russes. Soyons fous. Soyons magnifiques.

lundi 3 juillet 2017

"L'île du docteur Moreau", de H. G. Wells : animal on est mal


Voici quelques années, j'avais écrit un billet sur le thème de l'île dans la littérature, essentiellement la littérature policière. Il manquait (entre autres) à ce corpus une île mythique. Et terrifiante. Je viens de terminer le roman-culte de H. G. Wells. J'ai refermé le bouquin gagnée par le malaise du narrateur. C'est que le pauvre, fortement ébranlé par son séjour sur cette terre "isolée" - et surtout par les rencontres qu'il y a faites - a consommé sa rupture avec le monde des hommes tel qu'il l'avait quitté.
L'île du Dr Moreau. Quelques kilomètres-carrés perdus dans l'océan, où il vaut mieux ne pas se hasarder seul. Où il vaut mieux ne pas se hasarder du tout - mais quand la goélette sur laquelle vous voyagiez fait naufrage, tel Edward Prendick, le narrateur, a-t-on l'embarras du choix ?
L'équipage du bateau qui l'a recueilli, avec ses figures qui semblent de malhabiles, grotesques ébauches d'hommes, apparaît d'emblée comme des plus étranges et inquiétants au naufragé, sans que ce dernier puisse formuler en quoi. Tout aussi déroutante est la "cargaison" : des animaux sauvages - dont un puma, qui jouera tout au long de l’œuvre un rôle-clé.
Prendick est soigné à bord par un autre passager, le Dr Montgomery, médecin, alcoolique, la lèvre molle, dont il apprend qu'il est l'assistant du Dr Moreau, établi sur une île tropicale. Leur destination. Le nom de Moreau n'est pas inconnu à Prendick. Il se souvient avoir lu des années auparavant une brochure sur le fameux physiologiste, son audace inégalée, son franc-parler et ses glaçantes expérimentations...
Une fois sur l'île, à peine rétabli, Prendick comprend vite en quoi consiste l'activité des deux scientifiques et, partant, quel est le sort réservé aux animaux. De fait les deux hommes se livrent à d'inimaginables, cruelles expériences sur ces différents spécimens de la faune : vivisections, mutilations, greffes qui visent à "fabriquer" des "hommes", dotés de conscience et de langage. Expériences d'autant plus absurdes qu'elles sont sans finalité précise, mais poussées toujours plus loin. Moreau vise-t-il à quelque progrès, quelque succès scientifique ? Même pas. Il incarne le mythe du savant fou pris dans la spirale de son propre jeu, qui voit dans le fruit de ses "travaux" le reflet de son génie...
Ces hommes-bêtes vivent sous la domination de Moreau et la dictature de la Loi, qui les rappelle à leur nouvelle "dignité" et proscrit tout comportement "bestial", et en débitent en boucle les "articles", mantras hypnotisants qui s'achèvent par "Ne sommes-nous pas des Hommes ?" A la sauvagerie de l'île répondent la sourde menace que sécrètent les hybrides et la noire perversion des desseins du "Maître", amplifiées par la "caisse de résonance" qu'est ce monde clos. Prendick est partagé entre la pitié et l'horreur devant ces êtres qui souffrent, écartelés entre leurs instincts originels et l'étincelle d'humanité instillée par Moreau. Le "bon docteur" perdra le contrôle sur ces "brutes" et de ses résultats lamentables paiera le prix fort, tué par l'"Homme-Puma" - issu d'une longue série de tortures -, de même que Montgomery. Les hommmes-bêtes, désormais livrés à eux-mêmes, prêteront un semblant d'allégeance à Prendick avant de retourner peu à peu à leur condition initiale, perdant parole et comportements humains. Les funestes travaux de Moreau auront donc été vains. Faut-il voir une "morale" dans cette revanche,  en quelque sorte,  de la vie outragée par cette violence frénétique et dépourvue de sens  ?
Mais qu'est-ce qui pousse donc les hommes à vouloir rivaliser avec Dieu ? A se prendre pour Dieu ? A vouloir jouer les apprentis-sorciers et marquer la  nature de leur empreinte à travers des attitudes au mieux inconscientes, au pire criminelles. L'argument du roman n'est pas sans rappeler le Jurassic Park de M. Crichton porté à l'écran par Spielberg. On dit que ce dernier a fait quelques emprunts à l’œuvre de Wells. On pense aussi, bien sûr, au Frankenstein de Mary Shelley.
Si le style a quelque peu vieilli - nous sommes à la fin du XIXe siècle - les questions soulevées sont bien actuelles, alors que l'on parle de thérapie génique, de greffes de membres ou de visages, d'allogreffes, et que restent dans nos mémoires les expériences menées sous couvert de recherche médicale - on peut évoquer non sans effroi Josef Mengele et le moins "célèbre" mais non moins sinistre Aribert Heim, "Docteur la Mort", qui sévirent dans les camps d'extermination durant la Seconde Guerre mondiale, avec le même mépris de la douleur et de la vie humaine... Et de constater - sans trop de surprise - qu'il n'existe de monstres que chez l'homme. Y en a-t-il un en chacun de nous ? Qu'est-ce que l'humanité ? Qu'est-ce qui la sépare de l'animalité ? Oui, où est la frontière ? L'animal est-il un homme inachevé ou l'homme, créature douée d'une conscience qui le rend comptable de ses bonnes comme de ses mauvaises actions, est-il un animal ironiquement dénaturé par une aberration biologique ? Quelle que soit la réponse, il nous faut vivre porteurs de cette dualité.
Cette œuvre fantastique, publiée en 1896 en Angleterre, en 1901 en France, est le roman de la folie humaine et de l'innocence animale dévoyée. Tout comme le regard de Prendick sur ses congénères : hanté à jamais par son expérience délétère, il est condamné à voir la bête sous le masque humain, telle une menace immanente. Il fuira leur compagnie pour celle des livres et des étoiles.
Vous aussi, peut-être, après cette lecture, chercherez - et distinguerez - l'animal chez nos semblables...

L'île du Dr Moreau est disponible chez Folio.


dimanche 22 janvier 2017

"Nahéma" de Guerlain, de mémoire de rose


Roses rouges du jardin de mon enfance. Roses jaunes de l'Arbre-aux-Fées. J'aime les roses, mais plus sur leur tige qu'en bouteille (ou à la rigueur, en gelée, ou pour aromatiser les loukhoums). Nahéma de Guerlain fait exception à la règle.
Je l'ai découvert et porté à quinze-seize ans. C'était, je me souviens, dans une des trois ou quatre parfumeries qui jalonnaient alors la rue Saint-Jean au Touquet. Le parfum venait de sortir et je me précipitais à l'époque sur les nouveautés sans trop de discernement (il faut dire que les "livraisons" annuelles ou bimestrielles étaient à la fin des années 70 moins abondantes qu'aujourd'hui). J'étais très - trop - jeune. Et romantique. Nahéma était quelque peu excessif pour une adolescente, mais l'excès n'est-il pas propre à cette phase de la vie ? On teste avec frénésie autant qu'on se teste... Quelques années plus tard j'ai trouvé, toujours chez Guerlain et toujours au Touquet, mon alter ego avec L'Heure Bleue. Comme tous les Guerlain jusqu’à il y a un certain temps, ces jus ont une histoire, ils sont une histoire, souvent intime. Si l'esprit, les émotions et les souvenirs de leurs démiurges y sont imprimés, les côtoyer longuement nous donne le droit de nous les approprier, de leur insuffler notre propre vécu.
Les parfums sont des amis. Souvent plus fidèles à nous que nous ne le sommes à eux.
L'été dernier, après des décennies d'oubli, je ne sais pourquoi, Nahéma s'est mis à m'obséder. Nostalgie ? Envie de changement, pour moi qui m'étais depuis longtemps déjà éloignée des fleuris, exception faite (il y a toujours des exceptions) de Tubéreuse Criminelle, dont je regarde en me tordant les mains ma bouteille vide, et d'Héliotrope d'Etro ? Envie, plus spécialement, de rose ? Et de quelque chose qui se démarque de la production actuelle, au risque d'être "daté" ? J'en ai obtenu, de-ci, de-là, quelques fiolettes. De quoi, pendant quelques semaines, me le remémorer, vivre un peu avec lui, le réapprivoiser. Il n'avait pas changé, ou alors de façon imperceptible à mon odorat.
Nombre de points de vente Guerlain ne le référencent plus, et il est difficile de se le procurer. Il m'a fallu, pour assouvir mon envie, faire preuve d'une obstination de fox-terrier. Au tout début d'un automne encore chaud, j'ai fini, en insistant auprès de la vendeuse, par débusquer un atomiseur qui, relégué au fond d'un tiroir, avait échappé au changement de conditionnement - les "anciens" Guerlain se vendent à présent dans des flacons frappés du motif "abeilles" emblématique de la Maison - et, peut-être, à une reformulation qui l'aurait dénaturé...
Plus de trente ans après la "première fois", l'impression reste identique. On plonge son nez dans un bouquet dru de roses d'origines différentes mais dont les voix se mêlent sans cacophonie, éclatantes, triomphantes, puis decrescendo jusqu'au chuchotement, sans jamais perdre leur identité : leur odeur est présente du début à la fin, avec une surprenante constance. Jean-Paul Guerlain fait fi de la traditionnelle stratification (notes de tête, de cœur et de fond) et Nahéma semble taillé d'un bloc, au risque de dérouter nos nez habitués la sacro-sainte pyramide olfactive. Il présente en outre cette "cohésion" - dont je vous ai déjà parlé - propre aux parfums Guerlain, arrondis, polis, assemblés sans interstices. C'est un travail de joaillier autant que de parfumeur.
Il est des roses starlettes, celle-ci est une diva, plus altière que glamour. Le silence se fait quand elle apparaît sur scène. Jean-Paul Guerlain souhaitait reconstituer une rose plus vraie que nature, mieux que nature, idéale, immortelle : une rose qui marierait toutes les roses, si charnue qu'on aimerait la croquer. Une telle fleur existe-t-elle en botanique ? Est-elle naturelle ? Artificielle ? Rien n'y manque pour restituer la senteur dont la nature l'a dotée : ni la note poivrée, presque animale, musquée, ni la touche fruitée, abricotée, un des constituants odorants de la fleur. J'y décèle également une facette verte qui évoque tout d'abord le poivron ou les feuilles froissées. C'est en fait celle de la jacinthe, qui surgit et monte en puissance, piquante, étrange, au cœur de ce bouquet, aiguillonnant les roses avant de se fondre dans leur foisonnement.
Nahéma, avec son prénom oriental qui se prononce comme - ou dans - un soupir, est aussi une rose où le créateur a injecté ses fantasmes. Je crois qu'il l'a voulue pareille à une femme fatale. On ne sait si son abandon est réel ou feint. On la croit alanguie, c'est une tueuse en fourreau de velours qui vous dégomme d'un seul de ses regards. On ne sait si on étreint une femme, ou un mirage. Je ne peux imaginer ce jus qu'inspiré par une passion brûlante, dédié à une muse qui restera inconnue. Cette brassée capiteuse se fait à la fois déclaration, offrande et symbole. Symbole non pas de toutes les femmes, mais d'une femme. Le créateur nous donne son interprétation de la rose, il la chante, la célèbre, sans tomber dans le piège tendu par le concept douteux de l'"éternel féminin" - une invention masculine pourtant. A nous, si le cœur nous en dit, de nous projeter dans la silhouette ainsi dessinée, de rêver, de nous rêver en  mystérieuse égérie, affirmée, bien contemporaine, à la fois unique et multiple.
L'art consiste ici à apporter une subtile distorsion au réalisme végétal, aussi criant soit-il par moment, pour l'élever au rang de monument. Monument à la bien-aimée, bien sûr, mais qui sait ce qu'il abrite, derrière son architecture imposante, de petits et grands secrets ? Alors, Nahéma, parfait cliché de la femme-fleur ? Que nenni ! Loin de la mièvrerie qui lui est souvent associée, cette rose-là sait aussi se défendre. Ne vous fiez pas au poudroiement suave qu'elle daigne délivrer sur la peau après s'y être lentement effeuillée : elle peut être violente ! Fragile autant que percutante, elle ne se défait pas si facilement de sa cuirasse, comme Athéna (avec qui elle partage, et dans le même ordre, ses trois voyelles : leurs sonorités s'allient), sortie tout armée du crâne son père.

Le titre est emprunté à Fontenelle (1657-1757) : "De mémoire de rose, on n'a jamais vu mourir un jardinier".