Que ne ferait-elle pas pour arrondir ses fins de mois, allez-vous dire, outrés ? Car il va de soi que le vieillard susmentionné a les rognons bien couverts. Pour quelle autre raison, sinon ? Bon, encore, elle ne fait que dormir. Mais il faut supporter les ronflements qui s'échappent d'une bouche édentée, voire légèrement baveuse. C'est là le prix à payer pour rouler en Maserati, passer ses vacances à l'Eden Roc et goûter à tous les autres plaisirs de la grande vie. Bref, vous m'imaginez parfaitement vénale et dévoyée.
Que nenni ! Vous n'y êtes pas du tout !
Le centenaire en question, c'est L'Heure Bleue, porté sur les fonts baptismaux en 1912 par Jacques Guerlain. Alors que d’habitude je me tourne vers lui dès les prémices de l'automne, le froid et la pluie de ces jours-ci m'ont jetée - prématurément ou tardivement - dans ses bras. C'est dans ses notes aromatiques, fleuries, poudrées et vanillées que je m'endors, comme auprès d'un doudou. On ne saurait imaginer nuit plus chaste. L'Heure Bleue n'est pas un séducteur, mais un compagnon enveloppant et rassurant.
Dans mon petit nuage, je m'interroge pourtant. Si je sentais le parfum d'origine, le reconnaîtrais-je ? Les ingrédients utilisés aujourd'hui ne sont plus ceux d'il y a cent ans. Mais, surtout, la dictature du marketing et des réglementations européennes notamment - qui visent à bannir tout composant potentiellement allergène des parfums - est passée par là. Les marques reformulent leurs grands classiques à tour de bras par un souci de conformité dont on ne sait s'il est louable ou non, utile ou non, et cela dans une absence de transparence que l'on peut déplorer. Combien de fois me suis-je entendu dire dans une parfumerie, par une vendeuse scandalisée, qu'on ne touche jamais aux formules ? Cependant le processus est bien lancé, et au fil des liftings, les parfums perdent leur identité, leur âme, au point que je me demande si les jus mythiques ne sont plus que des noms plaqués sur des fantômes, de vagues sosies qu'on nous fourgue comme identiques aux originaux.
Bon, L'Heure Bleue reste tout de même très beau. En près de vingt-sept ans de vie commune, il a gardé son pouvoir évocateur, sa mélancolie d'un autre âge qui me colle à la peau. Vol de Nuit aussi, bien sûr, mais j'ai nettement détecté des changements dans l'eau de toilette comme dans l'extrait. C'est ce dernier qui a sans doute le plus pâti des reformulations. Ses notes animales, cuirées, son fond vanillé ont été bien rabotés - c'est en tout cas ce que me dit mon nez.
Et j'en suis triste.
Alors je sens que je vais avoir tendance à me détourner de Guerlain. D'autres maisons me tendent d'ailleurs les bras. Il n'est pas sûr que j'y perdrai au change.
Et puis, chuuuttt, en dépit de mes regrets, je porte parfois Vol de Nuit pour dormir, l'été. Son année de naissance ? 1933. Encore un an et je passerai la nuit avec un octogénaire.
Illustration : Mathusalem, abbaye de Canterbury