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vendredi 5 avril 2019

Bornéo 1834 : beau (patchouli) ténébreux


Recevoir ou m'offrir un parfum Lutens, c'est toujours un moment d’intense émotion, une fête au caractère presque sacré tant elle rayonne d'une dimension magique et mystique. Source de lumière et de chaleur au creux de l'obscurité, elle est indissociable de Noël, du plus noir de l'hiver, du froid, des illuminations qui scintillent dans nos yeux embués par l'air glacé, des cadeaux qu'on déballe dans un mélange de fébrilité et de recueillement.
Plus le temps passe, plus je les côtoie, plus je me rends compte à quel point les créations de Serge Lutens ont marqué une rupture avec la parfumerie traditionnelle et conventionnelle. Une révolution, ou une révolte, dans un microcosme plutôt petit-bourgeois, ronronnant et frileux - d'où ont quand même jailli des "ovnis". Je pense aux années 70-80-90, à Opium, à Poison, à Angel - et bien d'autres -, qui ont secoué le cocotier et qui, plébiscités par les femmes du monde entier au point de devenir mythiques, dotés d'une abondante descendance, prouvaient que, parfois, le culot payait.
Faire voler en éclats la sacro-sainte dichotomie homme/femme, socle quasi inentamé de la création olfactive (tellement plus pratique tant du point de vue de la culture que du marketing !) était déjà une révolution en soi. Le genre, Serge Lutens n'en avait cure, pas plus que les modes. Il voulait exprimer "autre chose", peut-être simplement "quelque chose" face à la vacuité des compositions qui paraient femmes et hommes au même titre qu’un accessoire, un marqueur social de bon ton, et se contentaient la plupart du temps de "faire joli", c'est-à-dire "sentir bon". Sans nous "parler" plus que ça. Révolte oui, mais c'est sans tapage que son esthétique singulière, profondément originale, s'est imposée avec des jus qui appelaient des images venues d'horizons inexplorés, de l'intimiste à l'infini, et recouraient à la mémoire, à sa mémoire. Et n'attendaient qu'une rencontre avec la nôtre.
Il y a peu de révolutions pacifiques, aussi faut-il s’en réjouir et les célébrer.
Fin 2018, une "nouvelle" collection a été lancée. "Nouvelle" avec des guillemets car, si les parfums sont restés (en principe) identiques, l'habillage a changé. L'inspiration vient d'outre-Atlantique, avec ces "Gratte-Ciel", évocations des constructions vertigineuses de la fin des Années Folles qui rivalisaient de hauteur et de magnificence. Fortune, pouvoir, prestige... c'est alors la surenchère chez les cadors de l'industrie et de la presse - bâtisseurs d'empires à la réussite souvent fulgurante. Les tours filiformes, défi à la gravité et à la raison, cristallisent le rêve américain. Quid de l'"esprit" Lutens dans le profil géométrique de Manhattan, dans cette démesure architecturale ?...
Bien des parfums sont passés de mes chers flacons cloches à ces "gratte-ciel" taillés dans le verre noir opaque (dans la foulée leur prix grimpaient eux aussi vers les sommets), tandis que d'autres se dépouillaient de leur contenant rectangulaire pour revêtir lesdits flacons cloches emblématiques des Salons du Palais-Royal. J'avoue ne pas trop comprendre les ressorts de cette politique dans laquelle on pourra voir une stratégie marketing comme une autre. Après tout, les parfumeurs ne vivent pas que d'amour et d'eau fraîche. Mais, là-dedans, qui décide ? Le Maître lui-même ? Les cols blancs des services commerciaux et financiers ? Je ne sais...
J’ai commencé à m’intéresser au patchouli (et à l’aimer !) avec mon cher et fidèle Patchouly d’Etro, qui m’accompagne en toute saison depuis plusieurs années, et j'ai eu envie de redécouvrir Bornéo 1834* de Serge Lutens, construit autour de cette note, à l’occasion de son « rhabillage ». Ce qui fut fait, à la parfumerie du Soleil d’Or à Lille.
Le duo Lutens-Sheldrake** excelle dans le registre des créations puissantes, opulentes et "sombres", identitaires de la Maison, d'où parfois la violence n'est pas exclue. Bornéo est de celles-là. S’il était une couleur, il serait une palette déclinée du fauve au brun Van Dyck. D'emblée, il présente, à mon nez, une facette vétiver accentuée - un versant entier, même, omniprésent, monolithique. Serait-ce le visage que prend ici le patchouli ? Les deux essences possèdent en effet des composés très proches. Cette note me rappelle la garde-robe de mes grands-parents et la botte de racines de vétiver, antimite naturel, qu'ils y avaient placée - présent rapporté d'Inde des lustres auparavant par un ami de la famille. Souvenir associé aux longs dimanches confits dans l'ennui de mon enfance, dont l'odeur semble se résumer - "mais pas que" - dans cette armoire, entre robes habillées, costumes grands-paternels et chapeaux de cérémonie. Pour cette raison, Bornéo m'a, de prime abord, rebutée. C'était il y a quelques années et je ne l'avais plus humé depuis.
Cette saignée résineuse, légèrement fumée, nettement camphrée, semble soudain se condenser, se calciner pour enfanter un nouveau personnage, la réglisse, noire et amère, dénuée de toute connotation "confiserie", fruit d'une transmutation par le feu. La silhouette longiligne, austère, vêtue de sombre (on croirait voir M.  Lutens en personne) s’installe dans un profond fauteuil de cuir craquant et odorant. Elle croise ses longues jambes. Sous la légère patine, on distingue la matière : râpeuse, rugueuse, encore sauvage. Elle insuffle au parfum son caractère âpre et contribue à le structurer, tandis que le camphre (quand je vous parlais d'antimite !), jouant sa partition en sourdine, s'obstine néanmoins à garder ses griffes serrées sur la composition. La "scène" s’étoffe peu à peu de fève tonka - amande, vanille et tabac blond - qui arrondit, adoucit l'ensemble, en assouplit la sévérité - sans le dépouiller de sa rigueur et sa noblesse. Car c'est bien la noblesse qui caractérise Bornéo. Notre beau ténébreux, entre portrait de Buffet et bronze de Giacometti, ne se départit jamais de sa dignité. Mais si, sous son habit strict, toujours droit dans ses bottes, il se refuse aux épanchements exubérants auxquels pourrait le convier le patchouli, il sait déployer une chaleur et une douceur surprenantes, tout en volupté contenue.

*Le nom de Bornéo 1834 se réfère aux châles importés des Indes Orientales Néerlandaises (et de ses comptoirs âprement disputés par les Anglais !), à l'époque où les élégantes d'Europe s'engouaient pour l'exotisme de ces parures. Le patchouli était réputé protéger des "prédateurs" - toujours les mites ! - le précieux chargement au cours de son long voyage. Et son parfum imprégnait durablement l'étoffe...

** Christopher Sheldrake est aux manettes de la création de la plupart, entre autres, des parfums Serge Lutens.

Illustration : Portrait d'une jeune femme dans une robe rouge avec un châle cachemire paisley - Eduard Friedrich Leybold - 1824
Une "petite dame" qui me semble dans sa sagesse bien loin de Bornéo, en dépit de son châle (NdA).

dimanche 22 janvier 2017

"Nahéma" de Guerlain, de mémoire de rose


Roses rouges du jardin de mon enfance. Roses jaunes de l'Arbre-aux-Fées. J'aime les roses, mais plus sur leur tige qu'en bouteille (ou à la rigueur, en gelée, ou pour aromatiser les loukhoums). Nahéma de Guerlain fait exception à la règle.
Je l'ai découvert et porté à quinze-seize ans. C'était, je me souviens, dans une des trois ou quatre parfumeries qui jalonnaient alors la rue Saint-Jean au Touquet. Le parfum venait de sortir et je me précipitais à l'époque sur les nouveautés sans trop de discernement (il faut dire que les "livraisons" annuelles ou bimestrielles étaient à la fin des années 70 moins abondantes qu'aujourd'hui). J'étais très - trop - jeune. Et romantique. Nahéma était quelque peu excessif pour une adolescente, mais l'excès n'est-il pas propre à cette phase de la vie ? On teste avec frénésie autant qu'on se teste... Quelques années plus tard j'ai trouvé, toujours chez Guerlain et toujours au Touquet, mon alter ego avec L'Heure Bleue. Comme tous les Guerlain jusqu’à il y a un certain temps, ces jus ont une histoire, ils sont une histoire, souvent intime. Si l'esprit, les émotions et les souvenirs de leurs démiurges y sont imprimés, les côtoyer longuement nous donne le droit de nous les approprier, de leur insuffler notre propre vécu.
Les parfums sont des amis. Souvent plus fidèles à nous que nous ne le sommes à eux.
L'été dernier, après des décennies d'oubli, je ne sais pourquoi, Nahéma s'est mis à m'obséder. Nostalgie ? Envie de changement, pour moi qui m'étais depuis longtemps déjà éloignée des fleuris, exception faite (il y a toujours des exceptions) de Tubéreuse Criminelle, dont je regarde en me tordant les mains ma bouteille vide, et d'Héliotrope d'Etro ? Envie, plus spécialement, de rose ? Et de quelque chose qui se démarque de la production actuelle, au risque d'être "daté" ? J'en ai obtenu, de-ci, de-là, quelques fiolettes. De quoi, pendant quelques semaines, me le remémorer, vivre un peu avec lui, le réapprivoiser. Il n'avait pas changé, ou alors de façon imperceptible à mon odorat.
Nombre de points de vente Guerlain ne le référencent plus, et il est difficile de se le procurer. Il m'a fallu, pour assouvir mon envie, faire preuve d'une obstination de fox-terrier. Au tout début d'un automne encore chaud, j'ai fini, en insistant auprès de la vendeuse, par débusquer un atomiseur qui, relégué au fond d'un tiroir, avait échappé au changement de conditionnement - les "anciens" Guerlain se vendent à présent dans des flacons frappés du motif "abeilles" emblématique de la Maison - et, peut-être, à une reformulation qui l'aurait dénaturé...
Plus de trente ans après la "première fois", l'impression reste identique. On plonge son nez dans un bouquet dru de roses d'origines différentes mais dont les voix se mêlent sans cacophonie, éclatantes, triomphantes, puis decrescendo jusqu'au chuchotement, sans jamais perdre leur identité : leur odeur est présente du début à la fin, avec une surprenante constance. Jean-Paul Guerlain fait fi de la traditionnelle stratification (notes de tête, de cœur et de fond) et Nahéma semble taillé d'un bloc, au risque de dérouter nos nez habitués la sacro-sainte pyramide olfactive. Il présente en outre cette "cohésion" - dont je vous ai déjà parlé - propre aux parfums Guerlain, arrondis, polis, assemblés sans interstices. C'est un travail de joaillier autant que de parfumeur.
Il est des roses starlettes, celle-ci est une diva, plus altière que glamour. Le silence se fait quand elle apparaît sur scène. Jean-Paul Guerlain souhaitait reconstituer une rose plus vraie que nature, mieux que nature, idéale, immortelle : une rose qui marierait toutes les roses, si charnue qu'on aimerait la croquer. Une telle fleur existe-t-elle en botanique ? Est-elle naturelle ? Artificielle ? Rien n'y manque pour restituer la senteur dont la nature l'a dotée : ni la note poivrée, presque animale, musquée, ni la touche fruitée, abricotée, un des constituants odorants de la fleur. J'y décèle également une facette verte qui évoque tout d'abord le poivron ou les feuilles froissées. C'est en fait celle de la jacinthe, qui surgit et monte en puissance, piquante, étrange, au cœur de ce bouquet, aiguillonnant les roses avant de se fondre dans leur foisonnement.
Nahéma, avec son prénom oriental qui se prononce comme - ou dans - un soupir, est aussi une rose où le créateur a injecté ses fantasmes. Je crois qu'il l'a voulue pareille à une femme fatale. On ne sait si son abandon est réel ou feint. On la croit alanguie, c'est une tueuse en fourreau de velours qui vous dégomme d'un seul de ses regards. On ne sait si on étreint une femme, ou un mirage. Je ne peux imaginer ce jus qu'inspiré par une passion brûlante, dédié à une muse qui restera inconnue. Cette brassée capiteuse se fait à la fois déclaration, offrande et symbole. Symbole non pas de toutes les femmes, mais d'une femme. Le créateur nous donne son interprétation de la rose, il la chante, la célèbre, sans tomber dans le piège tendu par le concept douteux de l'"éternel féminin" - une invention masculine pourtant. A nous, si le cœur nous en dit, de nous projeter dans la silhouette ainsi dessinée, de rêver, de nous rêver en  mystérieuse égérie, affirmée, bien contemporaine, à la fois unique et multiple.
L'art consiste ici à apporter une subtile distorsion au réalisme végétal, aussi criant soit-il par moment, pour l'élever au rang de monument. Monument à la bien-aimée, bien sûr, mais qui sait ce qu'il abrite, derrière son architecture imposante, de petits et grands secrets ? Alors, Nahéma, parfait cliché de la femme-fleur ? Que nenni ! Loin de la mièvrerie qui lui est souvent associée, cette rose-là sait aussi se défendre. Ne vous fiez pas au poudroiement suave qu'elle daigne délivrer sur la peau après s'y être lentement effeuillée : elle peut être violente ! Fragile autant que percutante, elle ne se défait pas si facilement de sa cuirasse, comme Athéna (avec qui elle partage, et dans le même ordre, ses trois voyelles : leurs sonorités s'allient), sortie tout armée du crâne son père.

Le titre est emprunté à Fontenelle (1657-1757) : "De mémoire de rose, on n'a jamais vu mourir un jardinier".

dimanche 29 novembre 2015

"Patchouly" d'Etro : sans chinchilla


Si l'on en juge par leur descriptif et la liste de leurs ingrédients, les parfums Etro s'inspirent, voire se revendiquent clairement de la magie. Magie blanche, magie noire ? Impossible de trancher, tant peuvent être paradoxales les propriétés des plantes mises en œuvre, quand bien même les intentions sont on ne peut plus louables. Vertus curatives cohabitent fort bien avec des usages moins innocents : la double nature des végétaux est là. Et la marque italienne aux imprimés paisley joue de cette aura de sorcellerie, selon un parti pris hardi qui n'est pas peut-être pas qu'un argument de marketing propre à appâter une clientèle d'intellos.
La plupart des créations olfactives Etro se présentent comme des remèdes aptes à déplacer vers le haut le curseur de nos états d'âme mais se prêtent aussi à des évocations - ou des invocations - mystiques. Au-delà du discours et des promesses qu'il contient, il faut peut-être aller chercher l'origine de ce choix dans la tradition italienne de l'herboristerie. Je me souviens, à Florence, à chaque coin de rue, au début des années 90, se trouvaient des échoppes qui proposaient toutes sortes de plantes pour soigner tous les maux, alors qu'en France ce genre de boutiques avait quasiment disparu (le diplôme d'herboriste ayant lui aussi disparu en 1941). L'offre des cosmétiques "naturels" était alors en Italie bien plus étendue et variée que chez nous. Qui dit "plantes" dit antique science détenue par quelques-uns au fait de leurs pouvoirs thérapeutiques... ou nettement moins avouables ! D'où le côté philtres concoctés dans un chaudron ou distillés dans un athanor, de ces jus, avec cette ambivalence, toujours, inhérente au monde végétal et ses secrets. L'encens chaleureux et rayonnant de Messe de Minuit se déploie sous des voûtes de pierre froide, la douceur poudrée d'Héliotrope elle-même n'est pas exempte d'une note diffuse d'amertume. Potions issues d'une officine de Dieu, ou du Diable ?
En allant justement m'offrir Héliotrope, au Soleil d'Or à Lille, au printemps dernier, j'ai reçu, parmi d'autres échantillons, une fiolette de Patchouly (et un mini-atomiseur de Jacquard également signé Etro - 15 ml tout de même -, décoré d'un imprimé sérigraphié).
Parmi la poignée de doses d'essai que contenait mon petit sac, Patchouly ne m'a pas attirée d'emblée. Du patchouli ? Trop daté, trop typé, trop... trop ! Pas pour moi ! Et puis je suis souvent revenue poser mon nez sur le bord de la fiolette. Le vilain petit canard avait commencé à m'apprivoiser. Ou est-ce moi qui l'ai peu à peu apprivoisé ? Toujours est-il que maintenant, j'en rêve, et j'en dépose presque chaque jour une goutte sur mes poignets, avec parcimonie car le minuscule tube de verre voit le niveau de son précieux contenu diminuer à la vitesse grand V...
Alors, ce beau-laid de patchouli, qu'est-ce que je lui trouve pour qu'il m’émoustille ainsi ? Débarrassé de l'exubérance un peu tapageuse à laquelle il nous a habitués et de sa connotation post-soixante-huitarde, en quelques mots de ses vieux oripeaux défraîchis, il est gratté, dénudé jusqu'à l'âme, comme taillé au ciseau à bois. Ainsi dépouillé, visage nu, il révèle, en finesse, son aspect de glèbe humide, d'humus, principe de métamorphose et de renouveau, à mi-chemin entre minéral et végétal, et se permet même de frayer avec les âpres arômes d'une eau-de-vie de marc. Bois exotiques, épices, un fond de musc à peine appuyé, peut-être, assouplissent ce côté rude et raide. En notes de tête, herbes médicinales et agrumes apportent une fugitive bouffée de fraîcheur, comme pour purifier le corps de ses miasmes et libérer l'esprit de ses tourments.
Parfum intimiste, un peu étrange, réconfortant, d'une chaleur toute en retenue, Patchouly pianote sur la peau sa petite musique envoûtante. Il doit faire bon le sentir sur soi par les après-midis pluvieux où doute et spleen nous gagnent. Je veux bien croire qu'il ouvre les fenêtres de l'âme et nous dote d'irrésistibles pouvoirs, mais en dépit de sa filiation ésotérique, le porter ne nous conduira pas au bûcher.

Illustration : patchouli (Pogostemon patchouly). Source : Wikipédia.

mardi 28 juillet 2015

I can't stop loving you (gouttes de Sables sur peau brûlante)

28 juillet 1989. Une date si lointaine que j'ose à peine me retourner, de peur d'être aspirée dans un gouffre temporel dont je ne suis pas sûre de ressortir (et où en tout cas je n'ai pas envie de m'attarder). Une date qui fait date : je fête aujourd'hui mes vingt-six ans d'amour avec Sables. Diantre, c'est vertigineux. Et ça ne me rajeunit pas.
Au moins, Sables, lui, n'a pas vieilli. Il a comblé les beaux jours d'un grand pan de ma vie (je ne vous avouerai pas quelle proportion de mon existence un quart de siècle et un an représentent. D'ailleurs ça ne donne pas un chiffre rond). Il les comble encore.
Vous connaissez maintenant l'anecdote, aussi ne vous la resservirai-je pas. Si, quand même ? Je ferai bref. Galeries Lafayette, un jour de juillet dans un Paris animé juste ce qu'il faut. Un Paris qui grésille sous les feux d'un Phoebus estival, aussi. Les discussions que je viens d'avoir avec des personnes de chez Quest m'ont donné envie de courir sur-le-champ dans une boutique ou à un stand Annick Goutal, dont je porte déjà Folavril. Le voilà, ce fameux stand. C'est Sables que je veux sentir - mue par une intuition ? Un pschitt. Impatiente, je n'ai pas laissé les premières notes monter jusqu'à moi, je suis allée vers elles. Dès que j'ai approché mon nez de mon bras, l'évidence d'une alchimie s'est imposée. Impression d'une implosion sur ma peau chauffée par l'été. C'était une rencontre. De celles qui marquent et préludent à un long voyage main dans la main. Cet amour fusionnel n'a jamais failli.
S'il est dans ma vie d'autres jus que j'aime, qui vont, qui viennent et s'en reviennent au fil des saisons et des envies, Sables est indétrônable. Nous avons écrit ensemble une grande partie de mon histoire. Il est mon histoire. Pensez, vingt-six ans ! Si je me suis abstenue de célébrer mon parfum l'an dernier, c'est que je n'aime pas du tout trop l'expression ou plutôt l'idée de "noces d'argent" : trop figée, trop officielle, trop convenue. Et Sables n'a rien de conventionnel. Depuis sa naissance, en 1985, il demeure unique au sein de la parfumerie, nimbé du rayonnement incandescent des immortelles, vibrant du chuchotis du santal, enroulé dans les lents étirements de l'ambre. Sans complaisance, il ne fait pas dans la tendresse. Un peu rugueux, un peu goudronneux, jusqu'à ce que l'ambre l'adoucisse, il envoûte ou rebute. Avec lui, pas de demi-mesure.
Nous attendons les premières douceurs du printemps pour nous retrouver. Une année, je peux le porter dès mars, une autre, il me faut patienter jusqu'à juin. Je le redécouvre à chaque fois avec le même plaisir, le même émerveillement, la même sensation de tomber juste. Si l'arrière-saison est belle, il m'enveloppe jusqu'au seuil de l'automne, voire au-delà.
S'il est ici question de fidélité, paradoxalement le sable évoque l'effacement (ce qu'on y écrit du bout du doigt est voué à disparaître sans laisser de trace) et l'écoulement inexorable du temps. Pourtant, flacon après flacon, Sables m'accompagne avec sa touchante constance de parfum, aussi indéfectible que celle d'un animal familier. Plus que moi-même, il est fidèle à ce que je suis. Je m'en émeus, je m'en étonne. Des hommes, des étés, des années ont passé. Sables, le solaire, est toujours là, immuable, à la fois fil rouge et point de repère. Je ne l'ai pas choisi, c'est lui qui m'a choisie. Et cet été encore - du moins dès que la température est de saison - sur mes poignets, dans mon cou, sur mes vêtements, il est là.
Cet anniversaire me donne l'occasion de lui dédier ce chant d'amour. Et de déclarer ma gratitude à Annick Goutal, dont je révère la mémoire, et à Isabelle Doyen, ses créatrices inspirées, qui le portèrent sur les fonts baptismaux voici trente ans.

Il y a tout de même dans cette vie des choses qui durent.

Alors n'oubliez pas : quand je mourrai, avant de refermer la boîte, il faudra m'en poser un flacon sur le cœur. (Et un autre d'Heure Bleue, bien sûr.)

PS : j'aimais bien quand la Maison Annick Goutal proposait des flacons recharges de 125 ml qui évitaient le rachat d'un atomiseur...


jeudi 19 septembre 2013

Mes nuits avec mes ennemies


L'été a basculé dans l'automne et avec la fraîcheur apparaissent les premières (grosses) araignées. Elles replient leur transat, rangent leurs vêtements légers et se faufilent dans les habitations pour y chercher quelques degrés supplémentaires. Leur compagnie est discrète : elles se déplacent sans bruit et n'élèvent jamais la voix.
Souvent elles établissent leur campement domestique dès fin août. Mais c'est seulement hier qu'elles ont fait leur apparition dans ma chambre. Car elles étaient deux, oui ! Si je ne peux réprimer un sursaut à leur vue, il est hors de question pour moi de leur faire du mal. Elles sont plus impressionnantes que méchantes. L'une se tenait sur le mur, au-dessus des doubles-rideaux, l'autre était arrimée au plafond, pas à l’aplomb de mon lit heureusement. J'étais ainsi en compagnie de trois grosses bêtes noires, puisque Lara dormait sur le canapé. Ma hantise : qu'un de ces arachnides (à l'exclusion de Lara, qui ne se déplace jamais au plafond) ne tombe sur moi pendant mon sommeil et n'entreprenne de me chatouiller la figure. J'ai peur de me réveiller prisonnière d'une toile gluante, incapable de m'en dépêtrer, apprêtée pour le petit-déjeuner de ces animaux. Comme l'infortuné Frodon dans Le Seigneur des Anneaux. Cependant nulle visiteuse nocturne n'est venue escalader mon oreiller. Au matin les deux monstres avaient disparu : je me demande où ils se planquent dans la journée.
Avec l'automne je retrouve aussi les effluves enveloppants et nostalgiques de L'Heure Bleue. Les années n'ont pas altéré sa magie. Je ne m'en lasse pas. La maison ne reculant devant aucun sacrifice, je m'en octroie deux ou trois pschitts de manière quasi rituelle le soir avant de me coucher. Contrairement aux araignées, mon parfum est encore là le matin. Peut-être a-t-il un effet répulsif sur ces bestioles ? Peut-être sont-elles réfractaires à l'art de Jacques Guerlain ? Je me réserve le droit de manifester mon désaccord mais ne leur en veux pas... Pas du tout !
Ceci m'amène à la grande question : quel parfum vais-je porter, outre L'Heure Bleue, cette saison ? J'ai senti quelques "sorties" parfumées de cette rentrée. Rien qui me convainque. Une "livraison" dont la banalité m'attriste. La seule mouillette que j'ai gardée dans ma poche est celle où j'avais vaporisé Vol de Nuit, l'octogénaire encore bien sémillant et qui n'a pas fini de distiller ses mystères. Mais il n'aime pas le froid. Non, je rêve à un Lutens : Rose de Nuit (encore un nom nocturne), une rose chyprée, musquée, aldéhydée, sombre, "sale", diraient les spécialistes. J'en ai une concrète (ou à présent ce qu'il en reste). Je ne suis pas très "rose" mais celle-ci m'a séduite à pas de loup. Pas attrayante au premier abord, mais vite enivrante, addictive une fois révélés ses charmes cachés. On est dans un sous-bois tapissé de mousse humide. Une faunesse est passée par là - ou une femme sauvage, à demi nue, à demi vêtue de peaux aux relents âcres et pourtant doux. Elle sème sur ses pas des pétales odorants. Rose, ô pure contradiction, volupté de n'être le sommeil de personne sous tant de paupières, s'exclame Rilke, mais sa voix se fêle et le vers s'achève dans un murmure.
Pour l'instant c'est un vœu pieux. Si je peux me procurer un jour ce jus dans son flacon-cloche, j'espère qu'il saura me rassurer et aura le même effet que L'Heure Bleue sur les araignées d'automne. Qui sont des petites bêtes frileuses. Comme moi.

Illustration : sculpture de Louise Bourgeois.

dimanche 28 juillet 2013

Vingt-quatre ans d'amour



Sables, c'est vingt-quatre ans d'amour aujourd'hui. Ça se fête. Je le fête tous les ans.
Par l'intermédiaire d'un ancien prof (j'avais en commun avec lui des origines slaves, et son père, à Grasse, était "dans" le parfum), j'avais passé une partie de la journée chez Quest International à Neuilly, important producteur de fragrances et d'arômes, et je m'étais gorgée de connaissances à la source même, auprès de ceux qui, de l'assistante de direction au big boss en passant par l'un des "nez" maison (Maurice Roucel en personne si j'ai bonne mémoire), détenaient le secret de la conception et la fabrication des parfums. J'avais été traitée comme une hôte de marque, découvrant même le dernier Guerlain avant son lancement, Samsara.
Les secrets étaient restés secrets, mais ces quelques heures avaient été très enrichissantes. Invitée par la maison, j'avais déjeuné avec la charmante assistante de direction, Odile. Nous avions évoqué les marques "de niche" (à l'époque on disait plutôt "confidentielles"), en parfums et en maquillage. A 16 heures j'avais, grisée et la curiosité attisée, repris mon bus vers mon hôtel parisien. Et, une fois arrivée à destination, entraîné ma mère vers les Galeries Lafayette, bille en tête. Je devais sentir ou re-sentir les Goutal. Oh, je les connaissais déjà un peu, j'avais porté Folavril (aujourd’hui supprimé du catalogue, quel dommage !). Un pschitt de Sables sur le bras m'avait immédiatement conquise. C'était LA rencontre. C'était le début d'un grand amour. Et j'avais quitté le grand magasin avec un petit atomiseur dans un sac beige et or. Je l'ai encore.
Depuis, les années se sont succédé, et les flacons de Sables aussi. Nous nous retrouvons dès les beaux jours. Inutile de préciser que cette année les retrouvailles furent fort tardives.


Cette année aussi Goutal a changé ses emballages (je refuse "packaging"). Le cartonnage est plus élaboré, plus luxueux tout en restant sobre, dans le "bon ton" maison. Je m'en bats l’œil peu me chaut. Mais me semble-t-il le jus a changé aussi. D'où vient cette infirme bouffée citronnée dont je mettrais ma main au feu qu'elle ne s'y trouvait pas auparavant ? Cette note goudronnée et ce musc, en fond, accentués ? "Mon" Sables se serait-il masculinisé, lui l’androgyne, pour moins dérouter une clientèle potentielle ? Si mon nez et ma mémoire ne me leurrent pas (et j'en doute, car je le connais trop bien), j'en suis triste... Mais je le porte quand même : il est toujours mon parfum d'été, et je ne peux imaginer les beaux jours sans lui, sans les souvenirs que m'apporte selon les jours chaque bouffée. Il est le message et le messager, celui qui me chuchote à l'oreille les heures de ma jeunesse.


Quest International a été racheté par son concurrent Givaudan en 2005. Exit Quest, nid pour moi de mémoire olfactive...
Mon premier flacon de Sables est en bas droite sur la première photo.

mardi 8 janvier 2013

Je me suis laissé avoir

La première rencontre a eu lieu fin 2009. J'étais alors en quête d'un nouvel amour. A l'époque on ne le trouvait que dans les boutiques Guerlain. Je m'en étais procuré une fiolette. J'avais décrété d'emblée qu'il n'était pas pour moi, trop férue d'orientaux ambrés. Et puis en parfumerie l'épithète "gourmand" tend à me hérisser. Mais à un moment de son évolution j'ai admiré, prouesse du nez Guerlain Thierry Wasser, l'illusion du "macaron framboise en 3D", hyperréaliste, saisissante.
Ce prétendant avait pour nom La Petite Robe Noire. Mais le rendez-vous a tourné en eau de boudin et j'ai craqué cette année-là pour un Lutens, bien plus proche de ce que j'attends d'un parfum.
Je restais aussi accrochée à mes vieux Guerlain comme une bernique à son rocher. Accrochée au mythe, à l'Histoire, à la nostalgie, bercée par eux. Ces classiques sont une part de moi et m'ont accompagnée, tel L'Heure Bleue, durant plus de la moitié de ma vie. Adopter ce nouveau jus capiteux mais insouciant, dénué d'ancrage affectif et de pouvoir évocateur, eût provoqué pour sûr un conflit de loyauté. Je l'ai rayé de mes tablettes sans regrets.
Et puis un beau jour, au printemps dernier, La Petite Robe Noire a atterri en masse dans les parfumeries lambda. Il semblait s'en être déversé le contenu d'un Beluga sur les rayonnages. Accessible à toutes à présent, mais non sans avoir subi quelques changements. Car je l'ai essayé.
Sensation assez décevante au premier abord. L'effet macaron a disparu, de même que se sont évaporés les accents verts et chyprés qui se manifestaient en toute fin d'évolution et conféraient à la composition un côté intrigant. En quelques mots, en quittant sa tour d'ivoire, il a perdu de sa complexité et de son originalité. A défaut de pâtisserie laduréenne, on retrouve un accord de fruits rouges, cerise noire si l'on en croit le descriptif officiel, confiture de framboise en sus pour moi. Le tout est enrobé par un patchouli présent mais discret, plus rond que terreux. En outre il possède un poli, un arrondi, une cohésion, une qualité d'exécution propres à Guerlain, même s'il n'a rien à voir avec ses illustres ancêtres.
J'ai obtenu un échantillon de cette Petite Robe-là. Le petit contenant de verre a traîné sur la commode dans l'entrée. Il s'en échappait insidieusement des volutes de tabac blond miellé et de foin coupé assez irrésistibles je dois l'avouer. Pas étonnant que le parfum fasse un carton, avec hélas pour corollaire l'anonymat...
Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis. Face à tant d'insistance je me suis laissé avoir. Piégée comme une bleue par tant de séduisante facilité. Par ce jus joyeux et sans mémoire, un peu aussi par la chanson entraînante (et vengeresse !) de Nancy Sinatra, par la silhouette filiforme évocatrice d'émancipation qui l'incarne. Il se comporte plutôt bien sur ma peau, avec une tenue plus qu'honorable. Vaporisé sur mes vêtements, il m'entoure d'une odeur de... miel, curieusement. Ce n'est pas désagréable. Il sait même se faire rassurant quand vient l'heure du coucher, avec ses effluves de barbe-à-papa et de nougat croquant.
Porter un parfum sans attaches, sans histoires, sans souvenirs, sans fantômes dans son sillage, sans prise de tête, qui se contente de sentir bon, parfois ça fait du bien.
Alors, foucade d'un hiver ou relation durable ? On verra. Nos histoires avec nos parfums ne sont heureusement régies par aucune loi.


Il y a cinq ans aujourd'hui s'ouvraient la porte et les fenêtres de ma Chambre Normande. Je n'avais pas la moindre idée de l'apparence qu'elle prendrait au fil des billets et soupçonnais encore moins qu'elle perdurerait ainsi dans le temps. Pour fêter cet anniversaire je porte La Petite Robe Noire, et j'irai même jusqu'à esquisser un pas de rock, boots aux pieds of course.
Merci à mes fidèles lecteurs.


jeudi 13 décembre 2012

Automne en Normandie


Non, ce n'est pas du festival éponyme qu'il s'agit. Mais d'un parfum.
Dieppe, un 31 décembre. La Grande-Rue était moins fréquentée qu'un samedi après-midi. Je traînais avant de regagner l'hôtel, admirant les balcons de fer forgé, m'attardant devant certaines vitrines. Difficile, dans mon désœuvrement, de résister à l'attrait d'une parfumerie, d'autant qu'elle proposait, au milieu des jus banals, passe-partout et interchangeables, les parfums Serge Lutens. Je savais qu'un flacon de Muscs Koublaï Khan m'attendait (le Père Noël avait un peu de retard dans sa livraison), mais la curiosité fut plus forte.
J'avais demandé à sentir Datura Noir et Chypre Rouge. S'il est apparu que le premier n'était pas pour moi, l'atypisme, l'étrangeté, presque, du second m'avaient intriguée, et le charmant vendeur m'en avait rempli une fiolette - une "flûte" dans le jargon des professionnels - que j'avais précieusement gardée. Je l'ai perdue de vue, puis elle est réapparue récemment à la faveur de fouilles dans un sac de voyage. En près de cinq ans, le jus a eu le temps de se concentrer. Et moi d’évoluer.
Les chypres sont une famille un peu spéciale. Ses représentants ne séduisent pas au premier abord. Il faut leur donner le temps de vous conquérir, et se donner le temps de les conquérir. Ah, ils sont chics ! Mais comme Vol de Nuit, ils ne s'apprivoisent pas facilement. Ils demandent, lâchons le mot, une certaine maturité. Ainsi j'ai toujours eu beaucoup de mal à définir cette fragrance opulente et pourtant austère. Elle s'ouvre sur une bouffée de réglisse non édulcorée qui m'évoque les tablettes de Zan. Elle est suivie par les arômes profonds du bois, teck ou cèdre, mais aussi espèces moins exotiques. J'en décrirais précisément l'odeur comme celle... des rognures de crayons Conté ! Il y a quelque chose d'automnal dans ce parfum. La bascule des saisons est accomplie, l'été est déjà loin. On marche dans une forêt sur un tapis de mousse et de feuilles mortes. Vient une phase, la plus "lutensienne" peut-être, où les fruits secs - ou la confiture de prunes caramélisée dans le chaudron - s'insinuent puis s'imposent. Et toujours ces accents boisés qui peuvent se faire doux ou piquants et persistent longtemps sur la peau..
Voici peu de temps, j'ai traversé le plateau de Caux. Je conduisais en pays inconnu, découvrant la campagne, les villages qui s’enchaînent. La terre fraîchement labourée était noire. Les bouquets d'arbres qui parsemaient le paysage brumeux portaient haut leurs frondaisons cinabre. J'ai pensé à Chypre Rouge. Il me parle décidément d'automne et d'hiver en Normandie, du Trio n° 2 de Schubert, des fêtes de fin d'année et en particulier de ce soir du Nouvel An, le premier depuis longtemps en terre aimée, où je l'ai peut-être porté... Si peu côtoyé, finalement, et pourtant porteur de sa charge d'impressions et de souvenirs...
Je repense aussi à ces vers d'Albert Samain, le poète symboliste lillois :

A pas lents et suivis du chien de la maison
Nous refaisons la route à présent trop connue.
Un pâle automne saigne au fond de l'avenue,
Et des femmes en deuil passent à l'horizon.

Autrefois proposé dans les flacons rectangulaires et disponible en parfumeries, le parfum a gagné le Palais-Royal et ses flacons cloche. Mais mon échantillon de Chypre Rouge, je le sens et le re-sens. Est-ce à dire que je suis prête à lui ouvrir les portes de mon univers, à l'adopter ? Oui, je crois que j'aimerais à pas lents traverser la saison froide à ses côtés - même sur des routes inconnues...

dimanche 25 novembre 2012

Désamour (notes d'automne)

Ce billet m'a été inspiré par Triskell. Ma consœur blogueuse évoquait le désenchantement ressenti lors de son dernier séjour Londres, ville aimée mais peut-être aussi fantasmée. D'où vient cette déception qui semble affecter l'univers qu'on s'est construit ? Que se passe-t-il, à un moment donné, quand l'amour qu'on croyait immuable se fissure ?
On est triste. On aimerait bien comprendre. On aimerait encore aimer.
Je connais ce phénomène avec des parfums. Adulés, puis, la mort dans l'âme, doucement répudiés.
Il en est qui ne passent pas la frontière des saisons. On peut assimiler cette imperméabilité au processus d'éloignement que j'ai abordé. Elle est fonction je crois non seulement de facteurs climatiques, mais aussi psychologiques.
Mauvaise surprise avec Vol de Nuit qui, si vous me permettez, se crashe avec l'arrivée de l'automne. J'en suis fort marrie. Nous nous sommes pourtant aimés. Mais, sur la peau comme sur les vêtements, les aldéhydes ont pris le pouvoir. On ne retrouve plus les notes cuirées, animales, boisées, vanillées qui m'avaient séduite. Elles se sont exilées. Adieu, le chic des Années Folles, leur évocation un peu nostalgique ! Le parfum est devenu plat et coupant comme s'il avait été laminé. Le laminage des métaux modifie leur structure cristalline, leurs constituants intimes. Le froid semble de même altérer la structure de Vol de Nuit, détruire certaines de ses molécules. De poudré, il devient poussiéreux. Je l'avais senti il y a quelques années en hiver et il m'avait rebutée. Je comprends à présent pourquoi. Il présente maintenant un côté vieillot, daté, sans amplitude... Est-ce la seule raison du discrédit ? Dire que j'ai longtemps rêvé de posséder l'extrait (et je mentirais en disant que je n'en rêve pas encore, comme dans un déni des preuves du désamour)... Nous nous séparons donc d'un commun accord. Peut-être reviendra-t-il à de meilleurs sentiments (et moi aussi) les beaux jours venus. Accordons-lui une chance. Il va donc hiberner, en compagnie de Sables, qu'il me tarde tant de retrouver.
Je me suis rabattue sur ma vieille Heure Bleue. Non seulement je dors avec un centenaire, mais je me promène à son bras. Il m'enchante, me réchauffe et me rassure tant le jour que la nuit. Après tout lui aussi a connu une longue période de défaveur, alors qu'il condense tout ce que j'aime. Ce qui n’exclut pas les rêves d'infidélités.
Et puis il me reste quelques fonds de flacons Lutens. Je compare l'ensemble de ses parfums à une forêt. Chaque arbre a son identité et sa signature olfactive. Mais c'est une forêt elfique, celle de la Lórien, où Galadriel aime à se promener parmi les fûts élancés entre lesquels jouent des rais de lumière obliques, tels de longs doigts diaphanes écartés.
Pourtant, rien n'est moins désincarné qu'un parfum Lutens. Le musc, la civette, le costus, le castoréum  nous confrontent à nos humains miasmes, à nos odeurs intimes qu'on traque habituellement sans pitié, mêlant le propre et le sale, la fleur et l'animal.
Parmi eux il y a ceux que j'aime, ceux que j'ai aimés, les erreurs, les passades et les histoires qui durent. Comme Musc Koublaï Khan. Là je louche du côté de Fille en Aiguilles. Ah, celui-là, il faudra que je le sente, que je le teste à nouveau. Tout comme Ambre Sultan, le premier Lutens que j'ai porté, voici quinze ans, et que je m'étais racheté il y a quelques années. Mais je me fais peut-être des idées à leur sujet.
On peut idéaliser ses amours passés, on peut se dire que le prochain sera le plus beau. Au fond certains parfums sont beaux - pour nous - dans nos souvenirs ou dans notre imaginaire. Peu résistent au verdict de la réalité.
Admettre que nous changeons, que les choses changent, que nos attachements et nos goûts sont sujets à fluctuations, que certaines histoires sont vouées à ne pas durer, sans qu'on n'y puisse rien, ce n'est pas si facile. Même s'il s'agit d'un sujet bien futile comme le parfum.
Mais est-il juste de parler de futilité ?

PS : j'ai extorqué obtenu un échantillon de Fille en Aiguilles. Il a passé une journée sur mon poignet et je suis encore fort partagée. La fiolette traîne dans la poche de mon manteau et j'y porte parfois mon nez. Avec plus de regrets que de conviction...
De même, j'ai eu un pschitt d'extrait de Vol de Nuit sur le bras. Il a bien changé en quelques années. Pas à son avantage, hélas. Voilà qui brise ma tentative d'élan - sans illusion - vers lui.
Ambre Sultan reste finalement en tête. Je reprendrais bien ma petite place dans son harem...

mercredi 20 juin 2012

Un ancien amour

C'est un peu comme tomber sur un ex au hasard d’une rue. Sauf que c'est moi qui suis allée vers lui. J'ai aperçu sa boîte rouge brique sur un rayonnage de parfumerie, entre deux de ses frères de marque. Je ne l'avais pas croisé depuis des lustres. La dernière fois, une collègue me l'avait offert pour mes vingt-cinq ans. J'ai demandé à le sentir. La vendeuse a fouillé un certain temps dans un tiroir avant d'en extraire un atomiseur. Je m'attendais à trouver un jus défiguré, altéré, dépossédé de son identité. Et là, sur la mouillette, j'ai retrouvé un parfum quasi inchangé, qui a aussitôt fait surgir des images et des sensations d'une époque passée.
Lui, c'est Amazone, d'Hermès. Un parfum oublié. Je l'ai porté à quinze ans. J'ai même possédé l'extrait. Aujourd'hui, il n'existe plus qu'en eau de toilette. Le cartonnage a changé, mais les caractères de son nom, légèrement inclinés, frappés en blanc, sont les mêmes depuis... bien longtemps.
J'ai senti à nouveau, intriguée et émue, la mandarine, plus confite qu’acidulée, à laquelle se mêle une touche de bourgeons de cassis. Puis déboule, presque abruptement, la verdeur boisée qui donne sa force et sa profondeur au parfum. Et une sorte d’obscurité sylvestre née des arômes âcres, crissants et puissants, des feuilles froissées, du bois vert, de la sève, fruit du galbanum, du vétiver et du santal.
Amazone ne m'a jamais évoqué une guerrière mythologique, ni une cavalière. Il répondait simplement à mes rêves d'ado romantique, à une fougue toute intérieure. Un parfum est un miroir ou une projection d'un soi idéal. N'oublie pas que tu ne reconnaîtrais pas dans un miroir, disait Paul Valéry, si tu n'y voyais quelque autre, et dans celui-ci tu n'en vois point. Et ce miroir-là ne m'a présenté qu'une surface lointaine et floue, comme une vérité dérobée que le temps aurait mise hors de portée.
J'ai pschitté le parfum sur mon bras hier à midi. Ce matin il était encore là. Mais ça n'est pas parce qu'on passe une nuit ensemble que ces retrouvailles engagent pour toute la vie. Ce fut pourtant une heureuse rencontre, je l'avoue. Amazone existe encore, et il est resté fidèle à celui que j'ai connu.
Si nos ex ne sont pas reformulés, il en est qui changent plus que les parfums aimés.

samedi 21 avril 2012

Je dors avec un centenaire


Que ne ferait-elle pas pour arrondir ses fins de mois, allez-vous dire, outrés ? Car il va de soi que le vieillard susmentionné a les rognons bien couverts. Pour quelle autre raison, sinon ? Bon, encore, elle ne fait que dormir. Mais il faut supporter les ronflements qui s'échappent d'une bouche édentée, voire légèrement baveuse. C'est là le prix à payer pour rouler en Maserati, passer ses vacances à l'Eden Roc et goûter à tous les autres plaisirs de la grande vie. Bref, vous m'imaginez parfaitement vénale et dévoyée.
Que nenni ! Vous n'y êtes pas du tout !
Le centenaire en question, c'est L'Heure Bleue, porté sur les fonts baptismaux en 1912 par Jacques Guerlain. Alors que d’habitude je me tourne vers lui dès les prémices de l'automne, le froid et la pluie de ces jours-ci m'ont jetée - prématurément ou tardivement - dans ses bras. C'est dans ses notes aromatiques, fleuries, poudrées et vanillées que je m'endors, comme auprès d'un doudou. On ne saurait imaginer nuit plus chaste. L'Heure Bleue n'est pas un séducteur, mais un compagnon enveloppant et rassurant.
Dans mon petit nuage, je m'interroge pourtant. Si je sentais le parfum d'origine, le reconnaîtrais-je ? Les ingrédients utilisés aujourd'hui ne sont plus ceux d'il y a cent ans. Mais, surtout, la dictature du marketing et des réglementations européennes notamment - qui visent à bannir tout composant potentiellement allergène des parfums - est passée par là. Les marques reformulent leurs grands classiques à tour de bras par un souci de conformité dont on ne sait s'il est louable ou non, utile ou non, et cela dans une absence de transparence que l'on peut déplorer. Combien de fois me suis-je entendu dire dans une parfumerie, par une vendeuse scandalisée, qu'on ne touche jamais aux formules ? Cependant le processus est bien lancé, et au fil des liftings, les parfums perdent leur identité, leur âme, au point que je me demande si les jus mythiques ne sont plus que des noms plaqués sur des fantômes, de vagues sosies qu'on nous fourgue comme identiques aux originaux.
Bon, L'Heure Bleue reste tout de même très beau. En près de vingt-sept ans de vie commune, il a gardé son pouvoir évocateur, sa mélancolie d'un autre âge qui me colle à la peau. Vol de Nuit aussi, bien sûr, mais j'ai nettement détecté des changements dans l'eau de toilette comme dans l'extrait. C'est ce dernier qui a sans doute le plus pâti des reformulations. Ses notes animales, cuirées, son fond vanillé ont été bien rabotés - c'est en tout cas ce que me dit mon nez.
Et j'en suis triste.
Alors je sens que je vais avoir tendance à me détourner de Guerlain. D'autres maisons me tendent d'ailleurs les bras. Il n'est pas sûr que j'y perdrai au change.
Et puis, chuuuttt, en dépit de mes regrets, je porte parfois Vol de Nuit pour dormir, l'été. Son année de naissance ? 1933. Encore un an et je passerai la nuit avec un octogénaire.

Illustration : Mathusalem, abbaye de Canterbury

mardi 10 avril 2012

Etro vaut bien une Messe


Le moins qu'on puisse dire est que Messe de Minuit, de la maison milanaise Etro, ne fait pas l’unanimité sur la Toile et se voit même vilipendé. "Parfum de vieille crypte", "déprimant", "parfait pour un enterrement", "importable", "gothique" (ce qui n'est pas forcément négatif) et même, sur un forum en anglais, "vulgaire". N'en jetez plus.
J'avais approché les parfums Etro l'an dernier par le biais d'Héliotrope. La gamme propose des créations recherchées, originales, souvent à caractère oriental et empreintes de mysticisme. Messe de Minuit est sans doute l'une des plus représentatives de cet esprit.
La première bouffée me fait penser au sirop de figue Monin (mais plus figue sèche que sirop), un peu médicinal, un peu herboristerie, tandis que simultanément crépitent les zestes d'orange et la cannelle, légère et pétillante comme une nuée de petites fées. Le tout a un petit effet... Coca-Cola très surprenant ! L'armoise, cette plante magique, insuffle son amertume et apporte une touche de mystère ineffable.
L'encens, socle de la composition, est présent d'emblée et jusqu'aux dernières exhalaisons sur la peau, où il persiste longtemps. On décèle parfois des accents qui rappellent L'Eau Trois de Diptyque, aujourd'hui radiée du catalogue. Cependant cet encens n'est pas froid et tranchant, mais chaleureux et doux, émoussé par la myrrhe, les résines et une touche d’opopanax. Et puis oui, à un moment donné émerge l'odeur de la pierre humide des églises romanes ou des habitations troglodytiques. Elle est cependant plus familière que déroutante. Rien d'"importable" ici. En fin d'évolution, le parfum évoque quelque peu Sables. Mais là où le Goutal se fait sec comme un fagot de petit-bois, avec à peine une trace de vanille, Messe de Minuit se présente comme un petit matelas moelleux, encens et agrumes capitonnés de musc léger.
Pourvoyeur de réconfort et de réconciliation, le parfum se déploie et s'élève telle une incantation, vibrante des intonations ferventes d'un chant sacré. Le feu couve en son sein. Ce ne sont cependant pas les feux de l'Inquisition ni, à l'opposé, de quelque sabbat. C'est la lumière qui dissipe les ténèbres, fortifie les âmes craintives et ranime l'espoir en nous.
Par ses contrastes mais aussi son unité, Messe de Minuit m'apparaît comme un parfum en noir et or. Noir, comme l'espace suspendu sous les voûtes d'une cathédrale. Or, comme une petite flamme qui court à fleur de peau, diffusant clarté et chaleur. Comme le note Umberto Eco dans Le nom de la rose, reprenant les mots d'Hildegarde de Bingen : "la flamme consiste en une sublime clarté, en une vigueur innée et en une ardeur ignée, mais la splendide clarté elle la possède pour briller et l'ardeur ignée pour brûler".
Tout est dit.

Création de Jacques Flori, 1994.

mercredi 25 mai 2011

Dans un vent d'héliotrope


Vous est-il déjà arrivé de sentir, quelque part dans la chaleur de juin, au détour d'une route, d'un parking, en ville ou à la campagne, un parfum de fleur non identifiable ? On ne sait d'où il vient, de quelle plante ou  de quel arbuste il émane. Il est à la fois évanescent et capiteux, présent et insaisissable. C'est comme une odeur de pollen portée par le vent chaud. L'odeur même de l'été.
C'est cette impression que m'a faite Héliotrope, de la maison milanaise Etro, célèbre pour ses imprimés cachemire, moins connue pour ses parfums.
L'héliotrope, avec la tubéreuse ma fleur préférée en parfumerie, pour moi, c'est tout d'abord un des plus beaux aspects de L'Heure Bleue (qui la présente sous sa forme synthétique, l'héliotropine). Elle se glisse sur la peau en fin d'évolution et évoque des volutes de papier d'Arménie en combustion. L'héliotrope me rappelle aussi les parterres des jardins de Trianon où s'activent une nuée de jardiniers, tout affairés au repiquage et à l'entretien des précieux plants aux fleurs mauves. Sa fragrance mêle arômes de miel et de tabac blond. Elle est proche, par le parfum, d'une plante aux minuscules fleurs bleues sentie pour la première fois à Jersey. J'en ai oublié le nom - un nom latin compliqué. Elle est plutôt rare au nord de la Loire.
Dans Héliotrope, lancé en 1989, je retrouve ce bouquet fluctuant, indécis et pourtant puissant - comme les immortelles brûlantes de Sables - qui s'allie à des notes amandées pour ouvrir le bal. Il est vite soutenu par une bouffée d'amertume, l'amertume minérale, crayeuse, d'un éclat de pierre calcaire. Je détecte également le foin coupé. Puis le parfum se fait poudré, un peu sucré mais pas trop, pour ne pas susciter l'écœurement et sombrer dans la mièvrerie. Son évolution varie selon les supports. Ses ultimes notes, sur la peau, sont un murmure d'amande caramélisée, tandis que sur les vêtements il laisse la trace suave du fameux papier d'Arménie.
Chose curieuse, sa découverte ne m'a pas surprise, car il était conforme à ce que je m'imaginais. Certes, il est moins complexe et sophistiqué que ma vieille Heure Bleue. Il ne prétend pas la concurrencer. Il convient aux jours chauds, et j'aime l'idée de me balader au cœur du nuage odorant énigmatique décrit plus haut et dont il est la transcription en flacon, j'aime l'idée de l'avoir enfin retrouvé.
J'ai hâte de sentir d'autres créations Etro...
Héliotrope, enfin, convoque, je ne sais pourquoi, des réminiscences d'été normand. Les senteurs exacerbées de la nature se développent dans l'air statique et chaud. Je vois des murs blancs poudreux zébrés de colombages. Une abeille bourdonne, par une fenêtre ouverte un cône de soleil accuse la poussière en suspension dans la pièce. Le temps s'est ralenti.
Un parfum de chambre normande.

Illustration : site Etro

vendredi 22 octobre 2010

Un petit air de flûte



J'ai célébré le basculement dans l'an 2000 avec des amis autour d'une bouteille de Roederer millésimée 1969. Retrouvée dans ma cave, elle avait échappé au pillage de septembre 96 lors duquel beaucoup de ce que la maison recelait d'alcoolique, vins et parfums, avait disparu. Il pouvait en sortir du correct, du moyen, ou de l'imbuvable. Je supputais mais à vrai dire je n'en savais rien. Je ne m'attendais certainement pas à du grandiose. Je dis "le passage à l'an 2000", mais nous n'avions pas attendu les douze coups de minuit. La rescapée était l'objet de toutes les attentions, de toutes les curiosités, de toutes les attentes. Attentes de la révélation. Et puis nous avions soif, ce qui est la meilleure raison de se désaltérer. Il y a de la fébrilité dans l'air. Un des garçons se dévoue pour déboucher la bouteille. Un "pop" discret, à peine perçu par l'assistance, souffle retenu. Le vin est doré, ambré. Il frémit à peine dans les flûtes, mais suffisamment pour rappeler sa nature et ses origines. Il libère sur les papilles des saveurs d'amande, de miel et de raisins secs. Les bulles ont perdu leur agressivité. C'est une merveille. Nous savourons religieusement le vénérable. Nous avons conscience que cet instant est sans prix. La mémoire gustative, la mémoire tout court, en resteront longtemps marquées.

J'ai pensé à ces moments lorsque j'ai redécouvert Yvresse, lancé en 1993 par la maison Yves Saint-Laurent. Le testeur, esseulé sur le rayon du bas, s'ennuyait. Il y a longtemps qu'il n'est plus sous les feux de la rampe. Je me suis dit "Pourquoi pas ?". Baptisé Champagne à sa naissance, son nom lui fut finalement retiré, histoire de ne pas s'attirer davantage les foudres (si je puis dire) des vignerons champenois fort marris de ce sacrilège, et remplacé par un autre, plus politiquement correct dirons-nous, plus propre en tout cas à ménager les susceptibilités.
Le jus est agréable, sans arrière-pensée ni discours alambiqué. Dès la première bouffée, une cascade de bulles fruitées éclate joyeusement sous le nez, comme pour induire un mimétisme avec le breuvage festif. Ces accents fruités - nectarine à pleine maturité et litchi - peuvent suggérer davantage l'asti spumante que le champagne, mais Yvresse est une évocation, un esprit, pas une transcription littérale (le meilleur champagne répandu sur un vêtement prend d'ailleurs vite un relent de vinasse). Son "nez" rappelle aussi celui d'un vin blanc sec et fruité, comme le muscat d'Alsace ou la colombelle, ou moins sec, comme le tariquet, ce blanc moelleux des Côtes de Gascogne.
Ambre Gris parle quant à elle fort justement de pêche blette et de noix. Je décèle moi aussi le brou de noix, une odeur de feuilles mortes, c'est l'odeur que l'air charrie dans les rues au début de l'automne, alors que les arbres se déplument et que se dispersent les dernières bouffées d'été. Nectarine ou pêche, litchi. Fruit d'été, fruit d'hiver, présent sur nos tables de fêtes. Des fruits auxquels on aurait soustrait leur sucre  - Yvresse n'a rien de sirupeux  - et qu'on retrouve tout au long de l'évolution. Leur chair est infusée de l'amertume de la mousse de chêne (ou du composant qui lui a été substitué) et de la noix humide, fraîchement récoltée, citée plus haut. La rose est présente mais diffuse, au second plan. J'imagine un bouquet d'opulentes roses anciennes qui s'effeuillent lentement et déposent sur le buffet de délicates coquilles blanc nacré ourlées de lie-de-vin...
La diffusion et la tenue sont remarquables. Une touche parfumée, pliée en deux et glissée dans une poche, a imprégné deux épaisseurs de textile. Sur la peau, il se prolonge à n'en plus finir et s'adoucit d'accents lactés. Il possède également un petit côté "chimique" qui se révèle par moment (les fruits "reconstitués" ?), mais domine surtout son côté "chic" et "couture", qu'il faut assumer... En cela il écrase la plupart des lancements "mainstream" de ces dernières années, prédateurs des rayonnages, qui ne savent plus nous offrir ni élégance ni rêve...
Dans la famille des chyprés-fruités, ses grands ancêtres sont Mitsouko et Femme. Cependant, outre son nom originel, je vois en Yvresse une filiation évidente avec Royal Bain de Champagne, lancé en 1941 par Caron. Un nom d'autant plus provocateur (aujourd'hui tronqué en Royal Bain - pour les raisons citées plus haut ?) que l'époque ne se prêtait pas aux débordements de joie. Le contexte était bien différent au début des années 90. Mais le Caron et l'YSL peuvent apparaître tous deux comme des phénomènes de... résistance. La folie, l'insouciance salvatrices opposées au climat plombé. Fort de sa "mission", Yvresse/Champagne a gardé son insolence à toute épreuve et insuffle un grain d'optimisme lorsque le temps et les temps sont gris. Comme une petite coupe...
Le parfum dégage une spontanéité et une euphorie subtilement tempérées par une tonalité automnale mélancolique, derniers éclats d'une beauté mûrissante. Manquent peut-être le pouvoir émotionnel, la poésie de mes anciens Guerlain. Leur moelleux, aussi, leur côté réconfortant, rassurant. Mais ne comparons que ce qui peut être comparé. Soyons légers ! Et goûtons pleinement la saveur de ce nectar-là.

Yvresse d'Yves Saint-Laurent, création de Sophia Grojsman, 1993.
Illustration : champagnes Chanoine.

mardi 8 juin 2010

Vol de Nuit (terre des femmes)


Plus de trente ans ont passé depuis mon premier Guerlain et je l'ai toujours ignoré. Vous me direz, impossible de porter ce parfum à quinze ans (même si Nahéma était, à sa façon, bien plus "violent"). Je l'ai sniffé deci-delà sans jamais accrocher. Je le trouvais vieillot et déconcertant, trop marqué par une époque depuis longtemps enterrée - les années 30. Il faut dire que j'étais, et suis toujours, folle de L'Heure Bleue.
Un échantillon a traîné tout l'hiver dans la poche d'un manteau de demi-saison. Mon dernier essai, voici quelques mois, ne m'avait pas plus conquise que les précédents. Et puis là, comme pour lui laisser une ultime chance mais sans trop y croire, j'ai ouvert la minuscule flûte de verre, ai posé une goutte de son contenu sur ma main. Ô surprise, Vol de Nuit m'a parlé. Ancien et pourtant si vivant, nimbé de sa longue histoire, il m'a chuchoté de belles et douces choses. Je le tenais pour un parfum d'hiver (ne l'associe-t-on pas à la fourrure ?). La chaleur quasi estivale de ces derniers jours est-elle à l'origine de la révélation ?
Le départ est sec et un peu raide. Puis les notes vertes assez âcres s'assouplissent sous l'effet de l'ambre, de la vanille et des épices. Son cœur d'iris, mouillé et terreux, se révèle. Son caractère poudré se fait alors sentir. Poudré ou "poussiéreux" : c'est pourquoi je le trouvais plus "daté" que L'Heure Bleue. Les aldéhydes, en sourdine, renforcent cet aspect discrètement suranné mais en aucun cas rédhibitoire. Le parfum m'évoque alors un fauteuil ancien tendu de velours un peu râpé. La pièce est vaste et haute, sous sa housse le piano, dans un angle, attend. A moins qu'on ne soit dans quelque boudoir meublé sobrement mais avec raffinement. J'imagine le poudroiement argenté de l'iris comme la poussière en suspension dans un cône de soleil.
En dépit de ses notes hétérogènes, voire de ses facettes antagonistes, Vol de Nuit présente un équilibre, une cohésion de la construction, un fondu, un poli propres aux vieux Guerlain. Du grand art ! Son évolution est ambivalente, peut-être selon les supports, peau ou textile, ou les concentrations essayées : eau de toilette et extrait. Tantôt il joue un accord chypré, étrange et exotique, tantôt vanille et ambre se mêlent aux accents boisés, s'amplifient et chantent d'une même voix chaleureuse, dans une grande proximité avec L'Heure Bleue. Les deux, après tout, sont frères consanguins. Vol de Nuit se fait alors caressant et rassurant.
Ce parfum n'a pour moi rien d'abstrait et j'ai du mal à le projeter, à me projeter dans l'univers romanesque de Saint-Ex. Foin de l'Aéropostale ! Ce n'est pas ce voyage-là pas qu'il me propose. Il invite à une exploration intimiste, voire introspective, de paysages inconnus, mais les pieds bien sur terre, nus sur la mousse odorante.
Le prochain amour...
Pour le moment je grappille des échantillons lors de mes visites en parfumerie.
La souscription est ouverte.

Vol de Nuit, création de Jacques Guerlain, 1933

lundi 9 novembre 2009

Le prochain amour 3

Je suis retombée voici peu dans les bras de L'Heure Bleue et notre histoire n'est pas près de finir. Je vous en ai beaucoup parlé. C'est ma drogue, mon parfum-pansement. Le seul que j'ai envie de porter chez moi, avant de me mettre au travail ou le soir, quand j'ai enfilé robe de chambre et pantoufles.
Mais voilà, je crois toujours au Graal. Au parfum idéal. Les parfums "de niche" connaissent une telle prolifération qu'il en existe bien un ou deux avec lequel j'aurais envie de faire un bout de route... Mais pas question de porter un jus auquel je ne serais pas attachée ! Je m'emploie donc à élire celui que le Père Noël voudra bien déposer dans mes petits souliers. S'il est décidé...
Le Martien trouve toujours la femme du voisin plus verte.
Je cherche donc un parfum, ou m'imagine en chercher un, car le coup de foudre ne se décrète pas.
J'ai passé commande sur decant-me.com. Un "decant", je le sais depuis peu, est un échantillon, un peu de parfum logé dans une minuscule fiole en verre, ou "flûte", et directement tiré du flacon d'origine. Ça permet de découvrir une fragrance et de se familiariser avec elle avant le Grand Achat.
Dans ma commande, La Petite Robe Noire de Guerlain, qui suscite sur les blogs et les forums des avis contradictoires : vilipendé par les uns, encensé par les autres...  Injure suprême : c'est pas un Guerlain ! Impossible de se faire une opinion sans l'avoir senti !
Je ne me suis pas spécialement tournée vers les nouveautés. Je connaissais déjà Cuir Mauresque et  Rahat Loukoum de Serge Lutens et avais besoin de me les remettre en mémoire.
Mon petit paquet est arrivé jeudi. L'envoi est rapide et soigné. Les fioles sont emballées individuellement et, bien protégées dans leur plastique à bulles, glissées dans une charmante pochette lamée. Un petit mot les accompagne, et je suis très sensible à cette attention. Un raffinement à la hauteur du contenu !
Rahat Loukoum est une merveille, mais je ne sais pas si j'aimerais le porter, plus "accro" au musc vigoureux, "puissant et doux" comme le chat de Baudelaire, de Muscs Koublaï Khan. Cuir Mauresque me rappelle Narcisse Noir de Caron...  La Petite Robe Noire... hum, je suis très partagée... Mais l'illusion finale de macaron à la framboise est saisissante ! Une note qui s'inscrit dans Ladurée...
Je vous en reparlerai.
Je trouve fantastique de pouvoir découvrir ces parfums rares chez soi, sans courir dans les temples parisiens qui les gardent jalousement (bien qu'une visite y soit très agréable, je ne dis pas le contraire !) !
Sur leur site, Nathalie et Véronique Bessard, deux sœurs passionnées, proposent une large palette de fragrances d'aujourd'hui et d'hier, connues et moins connues, parfois oubliées. Des créations Guerlain, Chanel, Annick Goutal, Serge Lutens, Hermès, Robert Piguet, Éditions de Parfums de Frédéric Malle deviennent ainsi accessibles aux nez curieux ou nostalgiques.
Les frais de port, 2,20 €, sont très raisonnables.
Nathalie et Véronique ont également leur blog :
http://lesateliersduparfum.typepad.fr/les_ateliers_du_parfum/
Je dresse la liste des noms qui figureront dans ma prochaine commande. Et si le coup de cœur était au rendez-vous ?



mardi 27 octobre 2009

Histoire de parfum


Le Touquet, début des années 70. Pour occuper mes après-midis de vacances, mes parents m'emmenaient à l'aéroport. Les avions de la compagnie British Caledonian décollaient dans un boucan épouvantable. Les moteurs sifflaient, le sol vibrait. J'aimais ça. Ce spectacle suffisait à me distraire.
Les lieux présentaient une autre attraction : une boutique de détaxés dont les vitrines jalonnaient la salle d'attente, au premier étage. Là était présentée la totalité des produits vendus en "duty free" : des parfums.
Leurs flacons tarabiscotés se pressaient les uns contre les autres devant leurs boîtes en carton. Une armée, un peuple de parfums, figé. Il y en avait de toutes les formes, de toutes les tailles, en d'infinies variations. De vraies petites familles ! Je regardais longuement, fascinée, les arabesques, les courbures des bouteilles et les étranges élixirs qu'elles contenaient, qui déclinaient toutes les nuances du jaune. Les étiquettes n'étaient pas moins intriguantes. Guerlain, Hermès, Dior... Chant d'Arômes, Calèche, Diorella... Des noms qui  ne me parlaient pas. J'ai passé des heures devant cette foule désordonnée et silencieuse - mais inaccessible - qui me fixait derrière les vitres.
Ceci explique-t-il cela ?
Coïncidence, c'est au Touquet, plus tard, dans une parfumerie de la rue St-Jean, que j'ai senti pour la première fois Nahéma et L'Heure Bleue, à quelques années d'intervalle.
Depuis je préfère les bateaux aux avions (quoique je me me contorsionne toujours au volant pour les regarder, si si !). Les Caravelle (ou, renseignement pris, les BAC 1-11, ce que je trouve beaucoup moins poétique) ne prennent plus leur envol qu'en souvenir, dans les musées. Depuis des parfums ont disparu, d'autres ont subi des reformulations pas toujours heureuses qui les ont dépouillés de leur personnalité, de leur pouvoir évocateur, du panache dont ils s'enorgueillissaient. Des flacons je m'en fiche, ou plutôt non : je les préfère le plus sobres possible. Je n'ai plus envie d'aller au Touquet (et me demande à quoi ressemble son aéroport maintenant). Je me suis tournée vers les falaises et les galets normands. Les parfumeries sont maintenant des lieux aseptisés, où tout est à portée de main, hormis peut-être les Salons du Palais-Royal, chez Serge Lutens, où les flacons en forme de cloche ont encore leur côté sulfureux, leur mystère.
Et savent encore me faire planer ?

Illustration : Boeing 707 de la British Caledonian

jeudi 15 octobre 2009

Le coeur cambriolé


Un flacon qui a de la bouteille...

Je suis allée rechercher dans l'obscurité d'une armoire mon flacon d'extrait d'Heure Bleue, tel un trésor, une relique qu'on ne présente à l'adoration des fidèles qu'une fois l'an. Il est toujours lové dans son charmant écrin XVIIIe. Je me souviens l'avoir acheté en janvier 1987. C'est un rescapé.
1er septembre 1996. Je rentre de Normandie. Je trouve la maison saccagée, la porte de la cuisine fracassée, du désordre partout. Les malfrats ont emporté des objets auxquels ma mère et moi tenions : beaux bijoux fantaisie, couverts en argent, mais aussi lecteur de CD et disques. Ils ont mis à sac l'armoire à parfums. Ont disparu mon flacon d'extrait d'Après l'Ondée, introuvable aujourd'hui, le Blonde de ma mère, une superbe tubéreuse signée Versace, et d'autres. Des gens de goût, ces voleurs, direz-vous ! Mais les gens de goût ne volent pas ! Et puis ils ont dédaigné les disques classiques !
Je suis effondrée.
Oui, c'est matériel. Mais c'est un peu plus que du matériel. Ces choses faisaient partie de moi. On a touché à mon intimité, à ma mémoire, à ma tranquillité domestique. Elle ne sera jamais plus ce qu'elle était.
L'expérience est particulièrement traumatisante.
Dieu merci les chats n'ont rien ! Mais j'ai eu bien peur quand même, car mon Muscade tardait à rentrer... (Ne pas trop compter sur les chats pour défendre une maison contre des intrus.)
Toujours est-il que ma bouteille d'Heure Bleue a échappé au pillage. Je la regarde parfois et l'ouvre. Il reste une petite moitié de son contenu, d'un jaune sombre. Les notes de têtes sont altérées et pour tout dire, atroces. Mais je reconnais ses notes de cœur et de fond, toujours suaves, quoiqu'à présent très volatiles.
Puissé-je m'offrir à nouveau cet extrait un jour...
En attendant je me suis parfumée à l'eau de toilette, histoire d'attaquer avec plus d'énergie mes corrections et de me consoler des rigueurs de mon travail.
Comment ça, vous n'avez jamais senti l'Heure Bleue ? Tenez, je vous en envoie une grosse bouffée !
Allez, pschitt pschitt !!

mardi 29 septembre 2009

L'Eternel Retour



Je me suis décidée, à la faveur d'une remise au Printemps. L'Heure Bleue, mon vieux compagnon, est de retour. Il ne m'a jamais vraiment quittée (par là j'entends que j'en ai toujours gardé un flacon, mais je me sens bien hypocrite en proclamant ma prétendue "fidélité").
Guerlain. Une connotation bien trop BCBG pour moi. Des jus classiques. Des souvenirs pas forcément agréables. Porter L'Heure Bleue, c'était refuser d'évoluer, de secouer ma mue. Depuis quelques années je me suis tournée vers les Lutens, ces puissants philtres orientaux. Et puis.
J'ai commencé par quelques pschitt d'eau de parfum, le soir. C'était un besoin que j'éprouvais avant de me pelotonner sur le canapé, devant un bon DVD, dans une lumière douce. Mon parfum oublié m'apportait plaisir olfactif et réconfort. Je retrouvais le matin sur ma robe de chambre (celle qui fait fuir les araignées) ses notes de fond balsamiques et poudrées. Une sorte de réappropriation. L'atomiseur n'est pas neuf et le parfum s'est peut-être altéré. Parfois il me semble que oui, parfois je retrouve toutes ses notes intactes. Elles exhalent même des accords insoupçonnés jusque là : le Sénophile que l'on mettait sur les fesses des bébés "de mon temps", la pâte d'amande, la cire d'abeille (mais peut-être est-ce dû au fait qu'il a "tourné", justement ?). Il y a le piquant, l'amer et le doux. Pour en avoir le cœur net, j'ai re-senti l'eau de toilette voici peu, sur mon bras, pas sur une mouillette. J'ai découvert qu'elle me plaisait toujours. Ses notes sont moins insistantes, plus douces. L'eau de parfum possède quant à elle une autre dimension, qui amplifie certains accords...
Les deux "versions" m'enveloppent d'une aura sacrée protectrice.
Une histoire faite pour durer de nouveau ? Je ne sais pas. Mais je sais que si les amours passent, les parfums restent.
C'est donc au stand Guerlain du Printemps que je suis passée à l'acte.
La femme est un roseau dépensant.

vendredi 28 août 2009

Le prochain amour 2


Les souvenirs qui me traversent
Sont des aiguilles qui me transpercent
Des aiguilles de séquoia
Plantées jusqu'au bout de mes doigts

J'ai connu fort peu de coups de foudre en matière de parfum. Trois en vingt-quatre ans, c'est tout dire... Le dernier est tout récent. A vrai dire je ne croyais plus à ce genre d'événement, même si je l'espérais encore.
Ainsi, le titre n'est pas exact ! J'avais parlé l'an dernier de mes hésitations devant trois parfums parmi lesquels je ne savais choisir mon prochain compagnon. Tous trois me plaisaient assez sans qu'aucun fasse le pas décisif vers moi. C'était plutôt tiède. Au fond de moi j'attendais toujours la révélation. L'amour. Au présent, pas au futur.
C'est l'effet qu'a eu sur moi Fille en Aiguilles, la dernière création "grand public" de Serge Lutens. Une seule bouffée sur le bras m'a entraînée bien loin du stand Shiseido du Printemps. C'était quelque chose de vibrant, profond, quelque chose qui me parlait, instantanément. J'ai d'abord été frappée par un encens sombre, opulent. Il s'étoile de larmes de résine de pin qui s'échauffent sur la peau et se déploient en lentes volutes. Au plaisir que j'ai ressenti se sont ajoutées des images précises, et qui dit images dit émotions, souvenirs vivants, présents : l'intérieur d'une église romane (ah, le "myrrhon" humé à l'abbaye de Blanchelande ! Et les bancs cirés de l'église de Gerberoy...) et les bonbons des Vosges. Et le "Contre-Coup" de l'Abbé Perdrigeon, qui faisait merveille appliqué en compresses sur les bosses et les ecchymoses (il devait contenir du benjoin à l'époque mais sa formule a changé). Il y en avait toujours un flacon dans le frigo quand j'étais petite. Dans le registre proprement parfumesque, j'ai aussi pensé à mon Eau Trois, que Diptyque a traîtreusement rayé de son catalogue. Mais les notes encens et térébenthine de ce dernier sont plus froides, plus désincarnées. Si L'Eau Trois est une abbatiale destinée à recevoir les prières les plus élevées, Fille en Aiguilles est une cathédrale aux larges bas-côtés accueillants. La lumière des cierges y réchauffe la pénombre. Il est chaleureux, enveloppant.
Cette capacité d'évocation est pour moi caractéristique des créations de Serge Lutens, ce magicien. La plupart sont plus que des parfums : des atmosphères, mais surtout des supports, des ailes pour la mémoire...
Enfin, dans le nom j'aime assez l'image d'une sylphe, mi-humaine mi-végétale (qui a dit un Ent ??!!) ou, peut-être, d'une Elfette attachée à sa forêt, aimant à parcourir les derniers lieux sauvages du monde. Je tombe sur cette phrase dans Le Seigneur des Anneaux : "the deep resin-scented darkness of the trees". Elle me semble correspondre à ce parfum : l'obscurité profonde à la senteur de résine des arbres.
Ah, si je pouvais photographier cette odeur ! Ce serait à la fois, si c'est possible, un feu de bois crépitant et un crépuscule d'été à la lisière d'une pinède. Un soir paisible à l'écoute de la vie qui palpite sous l'écorce d'un grand séquoia.
Fille en Aiguilles, c'est une rencontre.

PS : et, bien sûr, il me le faut !


Photo : séquoia, Kings Canyon National Park, USA.
Avec l'aimable autorisation d'Andrew Hecht