dimanche 17 février 2008

A l'autre bout du jour

Un atomiseur de métal doré, encore aux deux tiers plein, souvenir d'un après-midi normand. Un pschitt sur l'avant-bras, pour m'accorder une petite bouffée de revenez-y. Un parfum qui, après tant d'années, commence à s'altérer, à émettre sur la peau des notes dissonnantes. Serait-ce que

J'ai laissé le soleil à l'autre bout du jour

Je n'ai plus que la nuit pour trouver mon amour

Il y a plus de vingt ans, une journaliste de Marie-Claire - je crois ! - citait la chanson "Petite annonce" d'Alain Souchon pour évoquer L'Heure Bleue. J'étais jeune, romantique et depuis j'ai appris à ne plus me laisser séduire par les mirages du langage journalistique dès lors qu'il s'applique au parfum.
C'est à Rouen que ma mère m'a offert ma première bouteille d'Heure Bleue. J'avais vingt et un ans. La parfumerie de la rue de la Champmeslé existe toujours mais, signe des temps, elle a changé d'enseigne et arbore désormais les couleurs d'une chaîne. Autant dire que ce n'est plus du tout la même chose, mais je ne vais pas me lancer dans une vaine diatribe contre les parfumeries-supermarchés ! C'est dans ce lieu également que j'ai senti pour la première fois Après l'Ondée... L'infidélité déjà en germe !
Je n'en étais pas à mon premier Guerlain. Nahéma et Chamade avaient déjà accompagné mes rêves d'adolescente. L'Heure Bleue était, avec le confidentiel Après l'Ondée, le seul Guerlain que je ne connaissais pas. Je n'étais pas pressée de le découvrir : j'avais lu qu'il était fleuri, doux, suave... tout ce qui m'évoquait la mièvrerie ! C'est dans une parfumerie de la rue Saint-Jean au Touquet que je l'ai senti pour la première fois. Coup de foudre. Des notes florales qui se fondent en un cœur balsamique irrésistible. C'était me semble-t-il ce que je recherchais depuis toujours... Il s'est accroché à la bandoulière de mon sac trois semaines durant. Je le respirais avec extase et incrédulité : j'avais "trouvé". Jusqu'à cet achat rue de la Champmeslé où j'ai pu l'avoir rien qu'à moi et à volonté.
C'est d'abord une bouffée hespéridée, plus ou moins prononcée selon les jours. Ces notes piquantes, épicées s'adoucissent en une composition suave, en effet, mais non dénuée de caractère. Ce que j'aime le plus dans L'Heure Bleue, ce sont les notes héliotrope et benjoin. L'héliotrope miellée me ramène encore à la Normandie, à Saint-Saëns où - bien plus tard - un loustic m'en avait offert chez le fleuriste de la place quatre plants qui n'ont guère survécu... eux non plus :-) ! L'héliotrope, c'est aussi pour moi les jardins de Trianon et la nuée de jardiniers en effervescence dans les parterres. Le benjoin, c'est enfin le baume apaisant, réconfortant qui se love au cœur du parfum. Celui-ci embaume, au sens propre du terme. Pendant des années, il a été mon bouclier contre la laideur et la violence environnantes, mon refuge suprême. Un petit nuage d'Heure Bleue autour de moi, et je ne touchais plus terre. Je pense à ces moments, et je me vois marchant dans l'air figé d'un matin d'hiver. Le froid craquant cristallise les notes poudrées et balsamiques. Mon parfum m'auréole d'un poudroiement presque tangible, grisant tant pour les sens que pour l'esprit.
Trop d'amour tue l'amour - oh je voudrais tant que ce ne soit pas vrai ! Je pourrais dire que L'Heure Bleue s'est chargé d'un affect trop lourd, accumulé en plus de vingt années ! Mais surtout, j'ai évolué, et mes goûts aussi. J'ai quitté la peau de la jeune fille des années 80. J'ai découvert d'autres univers parfumés. En parallèle à cette dés-affection, je trouve depuis quelque temps que l'aspect aldéhydé se fait plus présent. Ceci explique-t-il en partie cela ? Qui a changé, lui ou moi ?
Je ressens maintenant L'Heure Bleue comme un parfum crépusculaire. Il rejoint en cela l'intention de son créateur, Jacques Guerlain. Un cycle s'est accompli. C'est le parfum du temps arrêté, de l'attente. Je voudrais encore l'aimer autant que je l'aimais autrefois. J'en conçois un regret poignant. C'est comme un grand amour. Au fond on sait qu'il est unique. On voudrait encore y croire, parfois. Mais on ne se réchauffe pas au feu de soleils révolus.
Je me suis rendue à l'évidence : le parfum d'une vie n'existe pas... Une idée coriace qui se dilue dans la réalité. Ou dans la vie, tout simplement, dans la loi de l'évolution qui nous pousse en avant, nous fait avancer et nous modèle inlassablement au fil de nos rencontres. Renoncer à l'idée d'éternité parfumée, rassurante certes, mais aussi sclérosante, et se dire que le plus beau reste toujours à venir ?
Oui. Peut-être.
La dernière fois que j'ai porté L'Heure Bleue, c'était la veille de Noël. J'en ressentais le besoin. Mais j'étais un peu triste. Ce n'était plus moi. Seules les notes de fond gardaient leur pouvoir évocateur. Il me parlait du passé, de ma jeunesse. J'avais l'impression de me complaire dans une inutile nostalgie.
Je le hume encore de temps en temps, comme si notre histoire n'était pas finie. Trop forte, trop belle pour avoir définitivement gagné l'ombre. Malgré tout, sa magie n'en finit pas de trouver un écho en moi. Qu'ai-je donc laissé "à l'autre bout du jour" ?

2 commentaires:

Six' a dit…

Comme tu décris bien tout l'enchantement, la profonde portée émotionnelle de L'Heure Bleue! Pour moi, c'est vraiment l'un des plus merveilleux parfums qui soient, non seulement pour ses notes à la fois si originales aujourd'hui (ce départ aromatique!) et infiniment douces, mais aussi pour tout ce qu'il éveille...

Je t'envie de l'avoir aimé tout de suite, il m'a fallu bien longtemps pour l'apprivoiser... et quel dommage que tu ne puisses plus le porter comme avant! Mais peut-être qu'après un certain temps, quand la nostalgie se fera plus douce, tu pourras te le réapproprier...

Anonyme a dit…

"le parfum d'une vie n'existe pas... " et pourtant le temps est retrouvé celui de ce regain d'amour enrichi peut-être qu'il est des autres. La fidélité se conjugue-t-elle au pluriel?