mardi 8 juin 2010

Vol de Nuit (terre des femmes)


Plus de trente ans ont passé depuis mon premier Guerlain et je l'ai toujours ignoré. Vous me direz, impossible de porter ce parfum à quinze ans (même si Nahéma était, à sa façon, bien plus "violent"). Je l'ai sniffé deci-delà sans jamais accrocher. Je le trouvais vieillot et déconcertant, trop marqué par une époque depuis longtemps enterrée - les années 30. Il faut dire que j'étais, et suis toujours, folle de L'Heure Bleue.
Un échantillon a traîné tout l'hiver dans la poche d'un manteau de demi-saison. Mon dernier essai, voici quelques mois, ne m'avait pas plus conquise que les précédents. Et puis là, comme pour lui laisser une ultime chance mais sans trop y croire, j'ai ouvert la minuscule flûte de verre, ai posé une goutte de son contenu sur ma main. Ô surprise, Vol de Nuit m'a parlé. Ancien et pourtant si vivant, nimbé de sa longue histoire, il m'a chuchoté de belles et douces choses. Je le tenais pour un parfum d'hiver (ne l'associe-t-on pas à la fourrure ?). La chaleur quasi estivale de ces derniers jours est-elle à l'origine de la révélation ?
Le départ est sec et un peu raide. Puis les notes vertes assez âcres s'assouplissent sous l'effet de l'ambre, de la vanille et des épices. Son cœur d'iris, mouillé et terreux, se révèle. Son caractère poudré se fait alors sentir. Poudré ou "poussiéreux" : c'est pourquoi je le trouvais plus "daté" que L'Heure Bleue. Les aldéhydes, en sourdine, renforcent cet aspect discrètement suranné mais en aucun cas rédhibitoire. Le parfum m'évoque alors un fauteuil ancien tendu de velours un peu râpé. La pièce est vaste et haute, sous sa housse le piano, dans un angle, attend. A moins qu'on ne soit dans quelque boudoir meublé sobrement mais avec raffinement. J'imagine le poudroiement argenté de l'iris comme la poussière en suspension dans un cône de soleil.
En dépit de ses notes hétérogènes, voire de ses facettes antagonistes, Vol de Nuit présente un équilibre, une cohésion de la construction, un fondu, un poli propres aux vieux Guerlain. Du grand art ! Son évolution est ambivalente, peut-être selon les supports, peau ou textile, ou les concentrations essayées : eau de toilette et extrait. Tantôt il joue un accord chypré, étrange et exotique, tantôt vanille et ambre se mêlent aux accents boisés, s'amplifient et chantent d'une même voix chaleureuse, dans une grande proximité avec L'Heure Bleue. Les deux, après tout, sont frères consanguins. Vol de Nuit se fait alors caressant et rassurant.
Ce parfum n'a pour moi rien d'abstrait et j'ai du mal à le projeter, à me projeter dans l'univers romanesque de Saint-Ex. Foin de l'Aéropostale ! Ce n'est pas ce voyage-là pas qu'il me propose. Il invite à une exploration intimiste, voire introspective, de paysages inconnus, mais les pieds bien sur terre, nus sur la mousse odorante.
Le prochain amour...
Pour le moment je grappille des échantillons lors de mes visites en parfumerie.
La souscription est ouverte.

Vol de Nuit, création de Jacques Guerlain, 1933

2 commentaires:

Anonyme a dit…

De savants et sensibles commentaires. Comment ne pas y souscrire?

Jeeks a dit…

A ce commenatire, j'adhère, ;o)