J'en discutais ce matin avec ma pharmacienne. Elle a fait ses études à Rouen, a vécu et travaillé en Normandie, mais elle ne connaissait que de nom. Je lui ai parlé des fleurs, des maisons à colombages, de l'église, des remparts, du temps qui semble s'est arrêté il y a quatre cents ans.
Ce n'est pas la Normandie. Le village perché sur une ancienne motte féodale se situe aux confins ouest de l'Oise, entre les villes de Marseille-en-Beauvaisis et de Gournay-en-Bray. Pourtant c'est l'un des points-clé de mes voyages.
Gerberoy, c'est une longue histoire. J'avais seize ans quand j'ai découvert ce lieu. Je passais à ses pieds sans le savoir, quand je partais à Rouen. Il figurait dans le livre "Les plus beaux villages de France" qu'une connaissance m'avait prêté. Dès que ma mère et moi avons repris la route, nous avons fait le détour. Ç'a été le coup au cœur, l'éblouissement. Un grand amour venait de naître. Je courais partout. Je voulais tout voir, tout saisir, étreindre le village à bras le corps et ne jamais le lâcher. Ces rues pavées, ces maisons, ce puits, et même la mare aux canards à l'entrée... Et la fameuse "maison bleue" !
Dès lors, pas question d'aller en Normandie sans faire une halte à Gerberoy, pique-niquer sur le mail qui ceinture la ville, se promener un peu et monter jusqu'à l'église aux bancs de bois clos qui fleure l'encens (un lieu et une odeur que m'a récemment évoqués Filles en Aiguilles de Serge Lutens).
Gerberoy est un endroit hors du temps, même si l'expression est bien galvaudée. Le passé se dresse devant vous, compact, irréductible. C'est une merveille au printemps et en été, quand les rosiers sont en fleurs. Le peintre Le Sidaner ne s'y est pas mépris - quel bonheur de retrouver Gerberoy lors d'une expo au musée Marmottan ! Oui, ça ressemble à un décor de cinéma, et téléfilms et spots publicitaires y ont été tournés. Mais le village a gardé son âme. Elle est trop fortement ancrée dans les briques, le bois, les pavés pour s'émousser ou se laisser corrompre.
On fait parfois des rencontres surprenantes, inattendues. Une fois c'était un vol de chardonnerets en pleines ablutions dans une flaque, un magnifique spectacle. Une autre fois, un vol de Ferrari tout droit débarquées d'Angleterre. Elles ne déparaient même pas parmi les vieux murs qui avaient dû en voir d'autres - à la Révolution notamment ! Gerberoy ne refuse pas l'insolite et les yeux s'en nourrissent. Son mystère est infini. Il tient à de petits détails : une statue, une grille fermée sur un jardin... C'est ainsi qu'il reste dans ma mémoire.
Et puis la route a changé, les petits bourgs que l'on traversait se sont retrouvés "hors-circuit" en raison de voies de contournement bien pratiques mais asphyxiantes pour leur activité. J'ai changé. J'ai préféré la rectitude de la "route du nord", qui passe par Amiens et comportait alors un segment d'autoroute. Le luxe suprême ! Elle était plus rapide. Elle répondait mieux à l'appel fort de la Normandie que j'étais toujours si pressée de gagner. La vitesse primait. Trajet sans escale. Toujours ce fichu temps qui s'étire ou se contracte, mais qu'on ne maîtrise pas ! J'ai délaissé ma "vieille route". Le chemin historique et chargé d'histoire, de mon histoire, de la Normandie...
J'y suis passée pour la dernière fois à Noël 2006. Il faisait froid. Rien n'avait changé. Je ne me suis pas attardée. Le soir tombait. A soixante kilomètres, Rouen et ses lumières m'attendaient. J'ai longé le mail aux arbres dépouillés et repris la route.
J'ai écrit il y a quelques années :
Les lieux perdus du temps gagné appartiennent à un âge où j'étais plus jeune, où mes préoccupations étaient autres. Oui, un jour, je me le promets, je reprendrai mon ancienne route, je ferai renaître les paysages d'autrefois à mesure que se déroulera le bitume et que je passerai sans laisser plus de traces qu'une brève averse sur un sol brûlant. Les lieux et les routes ont basculé dans l'oubli. Peut-être n'existent-ils plus, peut-être n'ont-ils jamais existé, décors de théâtre plantés le long d'espaces aussi incertains, aussi volatils que la mémoire.
Dire qu'il a suffi d'une conversation ce matin.
La prochaine fois, je prendrai le temps.