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mercredi 5 mars 2014

Mouna s'est endormie


 

Il y a des chats qui traversent vos vies comme des étoiles filantes. Et d'autres qui font avec vous un bout de chemin considérable : dix ans, quinze ans, ou plus. La perte d'un chat jeune s'accompagne d'un sentiment d'injustice, de révolte, de culpabilité, parfois... Celle des greffiers plus chargés d'ans est admise comme inéluctable, alors qu'apparaissent et s'accentuent les signes du vieillissement. Le chagrin est-il différent selon que le félin vous ait été arraché bien trop tôt ou au contraire qu'il ait pris le temps de vieillir à vos côtés ? L'occasion m'est donnée de méditer sur la question...
Mouna, Moune, la Moune, la Grosse Touffe, Mouna-Mouton, la Brebis de Douvrend s'en est allée. Elle était arrivée un jour de novembre 2000, déjà adulte. La première image qui m'ait marquée est celle d'un chat magnifique, pelage gris et blanc vaporeux, yeux d'émeraude, allure princière, assis sur le seuil de la buanderie. Il me regardait, à la fois hautain et intimidé par le nouveau milieu où il avait atterri. Il s'était sans doute laissé approcher sans trop de difficulté, circonvenu par une écuelle de pâtée, et convaincre de notre absence d'hostilité. Il s'avéra qu'il s'agissait d'une demoiselle, et tout laissait à penser qu'elle était de race angora. Comment s'était-elle retrouvée ici ? Le gîte et le couvert que nous lui offrions lui plurent, et elle resta parmi ses frères et sœurs adoptifs.


Il fallait lui trouver un nom digne de sa beauté et de ses origines. Après quelques tâtonnements, elle fut baptisée Mouna. Mouna Ayoub, icône people du début des années 2000 et collectionneuse de robes de haute couture, y fut-elle pour quelque chose ? Je ne sais pas. Contrairement à son illustre homonyme, Mouna n'avait qu'une robe, et elle lui seyait à merveille en toutes circonstances. On évoqua aussi la princesse Mouna, première épouse du roi Hussein de Jordanie et mère de l'actuel souverain, Abdallah. Toujours est-il que ce nom convenait parfaitement à la nouvelle venue ; comme elle, il fleurait l'Orient et les Mille et Une Nuits.
Avec ses pattes antérieures de couleurs différentes - une grise, une blanche -, Mouna semblait porter une tenue du soir asymétrique. Elle était l'élégance même. J'avais un peu honte de l'affubler de surnoms comme Moumoune ou Chenille Velue. Elle ne s'en offusquait pas. Pour paraphraser Renaud dans la chanson "Mistral gagnant", ses grands yeux étirés étaient d'autant plus beaux qu'ils avaient l'avantage d'être deux. Mouna, c'était la star.
Son cri s'apparentait à un bêlement. D'où ses surnoms ovins (mais pourquoi "Brebis de Douvrend" ? Mystère !). Elle rouscaillait souvent, la Grosse Touffe, altesse irritée par l’impéritie de ses serviteurs. Elle pouvait se montrer revêche mais elle était aussi aimante, câline, douce. Quand je lui ai infligé par mégarde une coupure en voulant tailler un "grumeau" formé dans son pelage, elle n'a pas protesté... Elle m'a juste lancé un regard d’incompréhension que je n'ai su interpréter d'emblée. Je m'en veux encore...


Été 200x... Vacances au Cap d’Antibes. Je viens d'être précipitée sans préparation dans un panier de crabes (image assez mal choisie puisque les crabes ne sont pas venimeux). Malveillance, jalousie larvée, vexations et humiliations, couples ou ex-couples qui se déchirent, ce qui n'est pas sans effets sur un duo tout neuf. Les acteurs : les membres d'un clan qui se connaissent depuis quinze ans. Le décor : une villa de style colonial entourée d'un jardin où pousse une végétation luxuriante. Je parle avec le jardinier, lui demande le nom des plantes. Il a perçu mon mal-être, peut-être à force d'écouter le langage muet des fleurs. Solitude, même si je suis moi aussi en couple. Je me sens "chat parmi les chiens". Le matin lui et moi allons acheter les viennoiseries du petit-déjeuner pour une quinzaine de personnes. Sur le présentoir de verre une pâtisserie m'interpelle : "brioche mouna". Perplexité. Mais c'est comme si, à mille cent kilomètres de là, une créature familière m'adressait un signe, me rapprochait de mon univers quotidien, consolateur. Je me sens rassérénée, et surtout moins seule, par la magie de ce nom. Ce matin-là, et d'autres matins encore, il y aura de la mouna à table avec le café pour tout le monde.
J'apprendrai plus tard que la mouna est une spécialité algérienne, oranaise plus précisément, et pied-noir, une brioche que parfument l'anis, la fleur d'oranger et le rhum brun. Elle est traditionnellement dégustée lors du pique-nique du Lundi de Pâques. Je garde toujours une tendresse pour la mouna, qui m'a sauvée dans un moment de détresse. Depuis, je n'en ai plus trouvé que dans une grande surface des environs d'Amiens et au Monoprix de Rouen. J'aimerais en retrouver les saveurs... Il y a longtemps que les souvenirs délétères s'en sont détachés.
Il fallait que je raconte cette histoire. Comme un hommage un peu insolite à Mouna.


Ces dernières années, ces derniers mois, le temps avait resserré son emprise sur elle. Elle avait maigri, semblait parfois hagarde. Tant de mes chats sont partis si tôt qu'en voir un vieillir tient à la fois du miracle et du brisement de cœur. Mais elle était toujours Mouna, la princesse.
Le dernier jour, elle tenait à peine sur ses pattes. Elle s'est retirée dans une penderie. Elle allait mal, ne parvenait pas à trouver une position confortable. C'est parmi les draps inutilisés et plus vieux que moi qu'elle s'est éteinte, et que je l'ai retrouvée.
Ce qui a changé dans la maison est plus ténu que l'atmosphère, et pourtant une béance s'est ouverte dans le tissu des jours. Pour en revenir à mon propos préliminaire, la perte d'un vieux compagnon félin ou canin nous confronte abruptement au passage du temps. On se retourne. Derrière nous, un début, une fin. Entre les deux, des années, de nombreuses années, enfuies sitôt traversées, réduites à rien dans l'instant d'un souffle, des années de sa vie, des années de nos vies, un pan d'histoire qui déjà s'éloigne. Au bout du compte, le constat, et le chagrin, sont les mêmes. Presque les mêmes, puisque pour ceux qui firent si longtemps partie de nos existences, partagèrent avec nous bons et mauvais moments et furent nos gardiens autant que nous fûmes les leurs, une nostalgie tenace s'infiltre dans nos pensées et, si nous pleurons sur eux, nous pleurons aussi un peu sur nous...
Mouna s'est endormie. Au revoir, Princesse d'Orient, Belle des Belles, arrivée telle un ange descendu du ciel. Les marques du temps sur toi seront effacées, et les images de ta beauté resteront dans nos cœurs.


mardi 22 décembre 2009

Brebis de Douvrend


Le désir de Normandie me titille. A vrai dire il ne me quitte jamais. Mon dernier séjour sur les bords de Seine remonte à près de trois mois. Il serait temps de se remplir les poumons d'air normand et de regarnir le panier à souvenirs.
J'avais évoqué dans un précédent billet les brebis de Douvrend. Douvrend se trouve sur la départementale que j'emprunte lorsque je vais à Dieppe. Entre Londinières et Envermeu. Le village est arrosé par l'Eaulne, cette magnifique petite rivière dont la seule vue suffit à me remplir de bonheur : dès que j'aperçois ses berges, je ris. Je parlais depuis longtemps de ces ovidés devenus mythiques, sans confirmation de leur existence. Comme les physiciens qui prédisent le boson de Higgs dans leurs théories mais ne l'ont jamais observé. Jamais CERNé serait plus juste. Les brebis de Douvrend, c'était une private joke des familles. Pourtant j'espérais toujours que ma théorie se vérifie. Il y avait certes le fameux bélier de Fréauville, les illustres moutons de l'Epinay (rien qu'à écrire ces noms, le manque se creuse davantage), mais ce n'était pas ce que je recherchais.
Je n'ai pas eu besoin d'un accélérateur de brebis, d'un collisionneur à moutons niché dans le sous-sol genevois pour les voir enfin. En août 2007, j'en ai aperçu une, puis une deuxième, dans un pré qui domine la route. Cris de surprise et de ravissement dans la voiture ! Des gens qui se trouvaient sur le bas-côté se sont retournés sur mon passage. Pas comme le mouton retourné, je vous rassure. Mais mon intuition était confirmée !
Depuis je les ai revues régulièrement. Il y a quelques mois, pour être sûre que je ne rêvais pas ou ne souffrais pas d'hallucinations, je les ai photographiées. Elles sont bien réelles. Elles sont très belles, avec leur tête noire.  Et très paisibles. J'adopterais volontiers une d'elles.
Las, la dernière fois que j'ai emprunté ma petite route, elles n'étaient pas là. Elles avaient sans doute, en cette fin septembre, pris leurs quartiers d'hiver dans leur bergerie. J'en ai conçu une forte déception.
Pourquoi les brebis de Douvrend (qui sont peut-être des moutons) ? Qu'ont-elles donc qui les différencie des autres ? Tout est parti de ma chatte angora Mouna. Elle ressemble à une brebis (d'ailleurs très peu de mes chats ressemblent à des chats). Son miaulement s'apparente au bêlement. Je l'appelle Mouna-Mouton. Ou Mouna-Khnoum, du nom du dieu égyptien à tête de bélier qui modela les hommes dans la glaise sur son tour de potier. Mais pourquoi Douvrend ? Quel écho ce toponyme a-t-il éveillé en moi ? Mystère.
Quand reverrai-je ces ovins emblématiques de la Normandie, ou plutôt du voyage, de la Route (ma petite route qui se trouve affranchie d'un adjectif réducteur et adoubée au passage d'une très solennelle majuscule. C'est ça la force du souvenir). Ou, à défaut de les apercevoir, projetterai-je leur image dans une pâture désertée jusqu'au printemps ?
En espérant qu'elles n'aient pas fini en gigot.