mercredi 6 mars 2019

Dieppe inside



Retrouver Dieppe, après de longs mois. Voir la mer surgir au bout de la route qui plonge vers la ville : une bande bleu-gris qu'on distingue à peine du ciel. Prendre, instinctivement, une inspiration - la première goulée d'air qui emplit nos bronches à notre naissance. Se savoir parvenue aux rives d'un mystérieux continent liquide aux origines de toute vie.
Longer les bâtiments de l'usine Alpine, avec un léger emballement du cœur. Dans une vaste enceinte goudronnée, gardées sous clé derrière de hauts grillages, objet de convoitise, une dizaine de petites merveilles attendent leur adoption par des heureux du monde. Se garer sur le front de mer, le long des immenses pelouses, face aux tours du château qui monte la garde sur les étendues vertes. Elles sont en cette saison désertes d'enfants joueurs, de cerf-volistes et de promeneurs de chiens, alors que le printemps frémit à peine dans son cocon encore clos. Arpenter la Grande-Rue, s'adonner au traditionnel lèche-vitrines, avec l'omniprésence de l'Absente. Ma mère, qui ne cesse de se rappeler à moi. Acheter à la Torréfaction Dieppoise du thé et un whisky, légèrement tourbé et fumé, dont le nom gaélique imprononçable signifie "la petite dame des îles". Maman.
S'offrir chez le traiteur quelques gourmandises qui composeront un repas du soir festif. S'attabler dans l'antre chaud d'un café face au port, prendre un "express côtier" sur fond de musique "d'ambiance" insignifiante et braillarde - de quoi noyer les mots, de quoi faire fuir. Prendre des photos et faire quelques pas tout au bout du front de mer - là où la ville laisse place à l'âpre visage des falaises livré au vent et aux vagues. Se retourner et observer la fumée noire du ferry à quai qui s'étire vers le large dans des contorsions d'ophidien blessé. Là-bas, devant nous, un nouvel éboulement s'est produit. Les marées ont disséminé de gros blocs de craie sur les galets.
Et respirer, respirer autant avec les poumons qu'avec les yeux, aspirer cette lumière, aspirer ce bleu-vert laiteux qui vient doucement bouillonner sur l'étroite langue de sable, incertaine frontière. Il n'y a quasiment pas de vent. La prochaine fois nous prendrons les vélos, pour sentir, comme ivres, l'air marin se glisser sur nos faces, y dessiner d’invisibles tourbillons dans un chuchotis ou un sifflement, voix du vent, voix de la mer, rassurante, inquiétante - inintelligible. 
Ressourcement et nostalgie, oh, nostalgie.
Se dire qu'on reviendra. Bientôt. Chercher. Chercher toujours. Chercher jusqu'au nœud serré des origines ce qui m'attache ici. Chercher dans chaque pas, chercher dans les monotones ruminations des vagues une porte entrebâillée sur quelque miséricordieuse consolation.

Canteleu, le 6 mars 2019

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Quel beau texte qui progresse vers la mer. Et la mère, non oubliée, présente dans la beauté des vagues, du ciel et du texte.

Hélène Flont , french illustrator a dit…

C'est vrai , quel beau texte Rafaèle, que j'ai lu de ma chambre grise d’hôpital et dont je peux vous écrire aujourd'hui, à mon retour, toute l'étendue secourable éprouvée . Je vous embrasse.

Bonheur du Jour a dit…

Très beau texte.