A la mémoire de Lucien Ganiayre.
Et à mon inspiratrice.
Qu'est-il arrivé à Jean Des Bories ?
Le livre refermé, je l'ignore encore, et d'autres lecteurs ont dû eux aussi éprouver de la frustration, voire du désarroi, à demeurer sans réponse.
Unique roman de Lucien Ganiayre (1910-1966), L'orage et la loutre
fait partie de ces livres que l'on a longtemps hésité à ouvrir, comme
au seuil d'une vérité essentielle, "trop grande pour nous". D'eux émane un
mystère auréolé d'un effroi confus, dont on craint que la
dissipation, au terme de la lecture, nous apporte la déception.
Jean Des Bories, le narrateur, instituteur dans un village du Périgord, découvre, à la fin d'une fructueuse journée de chasse, une source ignorée enfouie dans les halliers. Nous sommes le 20 septembre 1935 et la chaleur est étonnamment forte. Laissant fusil et perdrix sous la garde de sa chienne Rita, il plonge tout entier dans cette eau fraîche à la "consistance" inhabituelle ; elle n'offre aucune résistance aux solides, et son goût même lui semble bizarre. Mais peu importe. Là-haut le ciel est lourd de nuages sombres. L'orage va éclater. Lorsqu'il sort de la fontaine providentielle, la chaleur a fait place à un air glacé. Jean saigne du nez, il grelotte. Il est frappé par l'absence de tout bruit et de tout mouvement autour de lui. Au ciel, les nuages ont cessé de rouler pour se figer dans leurs reliefs tourmentés. Il découvre une lumière jaune et froide qui baigne uniformément le paysage sans projeter d'ombres. Seul un écho démesuré répond aux battements de son cœur et au froissement des herbes sous ses pas. De retour dans son village, il affronte les scènes irréelles qu'il redoutait. Son univers familier est peuplé de statues de chair qu'il n'ose effleurer ; de fait les êtres qu'il étreint meurent après une brève agonie ; tout ce qu'il touche tombe en poussière. Le temps semble aboli. C'est pour Jean le désespoir autant que l'incompréhension.
S'il a compris que le phénomène n'est pas un simple accident météorologique, le narrateur n'en cherche pas vraiment la cause. Cataclysme planétaire ou sortilège, quelle importance ? Il organise plutôt, tant bien que mal, son existence de survivant. Sa chambre devient son univers, jusqu'à ce qu'il tombe (au propre et au figuré) sur une photo de son ami de jeunesse Marescot, dit "Marès". Marescot le brillant, le désinvolte, qui a toujours subjugué Jean. Lequel lui voue une affection et une fidélité éperdues. Il ne peut connaître le même sort ! Jean pourra peut-être le sauver de cette torpeur funeste...
Il entreprend alors un voyage vers Paris, où vit son ami. A pied, bien sûr, les véhicules quels qu'ils soient étant hors d'usage. Alors qu'il chemine le long d'un ruisseau, il croit apercevoir une petite tête luisante à la surface de l'eau. La première manifestation du vivant, après une si longue solitude ! Jean décide de s'attarder sur ces berges herbues, et d'attendre. La créature réapparaît, précédée de sa puissante odeur fauve... C'est une loutre !
Pourquoi une loutre ? A l'époque du récit, elle est déjà rare (et sa population n'a cessé de décroître jusqu'à la fin du 20ème siècle), ce qui renforce le caractère exceptionnel de cette rencontre. Peut-être parce qu'elle incarne la liberté, celle de pouvoir se mouvoir dans l'eau et sur terre. Parce qu'elle est belle, vive et sauvage... Enfin l'un comme l'autre sont les seuls, et peut-être derniers, représentants de leur espèce. Aussi Jean voit-il en elle une compagne d'infortune qu'il se met en devoir d'apprivoiser.
Lucien Ganiayre a dû longuement et "amoureusement" observer le mustélidé du titre. L'animal est superbement décrit, dans ses mouvements comme dans l'immobilité. Les protagonistes s'observent, se jaugent, tentent timidement de s'approcher. Mais demoiselle (ou monsieur ?) Loutre est méfiante !
Nous manquons ou gâchons des rencontres essentielles par négligence ou excès d'avidité...
Jean Des Bories poursuivra sa quête folle - après un détour par le rivage de l'Océan - dans une France fantomatique et inquiétante, au fil d'un "temps" devenu fou lui aussi, jusqu'à Paris, où Marescot l'attend, forcément.
Nous voici face à un de ces rares textes "irréductibles" qui, s'ils peuvent s'apparenter à différents genres, ne se plient totalement à aucun d'entre eux. Roman post-apocalyptique, conte fantastique, récit d'aventures, ouvrage de science-fiction ?
Relation d'un cauchemar ou d'un épisode délirant ? Le doute est
omniprésent, et rien ne vient écarter le voile. C'est un roman "orphelin", en quelque sorte, et à plusieurs titres. La Toile, toujours prête à nous noyer d'informations, livre en effet fort peu de choses sur son auteur, et il faut s'armer de détermination (et de patience !) pour dénicher des renseignements à son sujet. C'est finalement le site des Éditions de l'Ogre qui se révèle le plus disert, et je vous invite à suivre le lien que j'ai placé à la fin de mon billet.
Mais, décréter une œuvre "inclassable", c'est la réduire et encore la classer.
Quel sens faut-il trouver à l'expérience de Jean ? Le silence, le couvercle de nuages, la vie arrêtée, l'atmosphère oppressante, le sentiment d'une menace latente sont-ils une métaphore de l'Occupation ? (Le roman fut écrit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et alors que Lucien le proposait - sans succès - à des maisons d'édition, la France n'en avait pas fini avec les temps troublés.)
De même, quelle est cette "eau" dotée d'un aspect et de propriétés inexplicables, qui "jaillit" à point nommé pour préserver quelques êtres vivants du cataclysme ? Immersion salutaire ou passage vers un univers parallèle inquiétant ?
Par ailleurs, l'épilogue, qui m'a semblé assez abrupt, est propre à instiller une ultime ambiguïté sur ce que nous venons de traverser plutôt qu'à lever nos doutes et satisfaire notre attente...
Je ne sais, non plus, si Lucien Ganiayre a voulu cette obscurité. Quoi qu'il en soit, elle appartient au mystère de l’œuvre...
Enfin, L'orage et la loutre n'est pas comparable aux romans survivalistes actuels qui
exploitent les poncifs en vogue de retour à une "nature"
idéalisée, ultime refuge de ses "enfants" (l'inévitable touche moralisatrice en prime). Ce sont avant tout des pages magnifiques, souvent bouleversantes, telles celles qui décrivent la rencontre entre Jean et la loutre. Leur langue est pure, riche et précise : sa poésie s'allie à une vigoureuse sensualité. Si le motif de l'amitié - entre autres étranges liens qui unissent les êtres - parcourt toute la trame du récit, celui de la solitude de l'individu et du corps, cette irréductible solitude inhérente à l’altérité, y tient une large place, de même que l'évocation de l'énergie vitale, primaire, "involontaire", une vie "bête", obstinée, qui anime Jean autant qu'elle le fascine. Murmure ou cris du sang qui se presse dans les veines, pulsations amplifiées, activité farouche des organes forment un microcosme à eux seuls. Ce mouvement irrépressible de chair, de sang et de souffle qui galvanise tout le texte s'oppose au monde mort et glacé dans lequel le héros évolue. Mais, hors de la frontière du corps, tout n'est peut-être qu'illusion. L'expérience douloureuse du héros est alors celle de l'impossibilité d'accéder à l'Autre et des revers cruels qui sanctionnent nos tentatives. "Il n'y a pas d'amis, il n'y a que des hommes sur qui on s'est mépris".*
Alors triple énigme oui : l'histoire elle-même tout d'abord, ses "conditions de production", et la vie de l'écrivain derrière l'opacité de notre ignorance.
Un jour l'orage éclate. Mais nous ne connaîtrons pas (vraiment) le fin mot de l’affaire, et Lucien Ganiayre gardera son secret.
* Barbey d'Aurevilly
PS : j'ai lu le roman en février 2023.
"Loutre en hiver"
Illustration : Wikipédia https://commons.wikimedia.org/wiki/User:Atirador?uselang=fr