jeudi 13 décembre 2012

Automne en Normandie


Non, ce n'est pas du festival éponyme qu'il s'agit. Mais d'un parfum.
Dieppe, un 31 décembre. La Grande-Rue était moins fréquentée qu'un samedi après-midi. Je traînais avant de regagner l'hôtel, admirant les balcons de fer forgé, m'attardant devant certaines vitrines. Difficile, dans mon désœuvrement, de résister à l'attrait d'une parfumerie, d'autant qu'elle proposait, au milieu des jus banals, passe-partout et interchangeables, les parfums Serge Lutens. Je savais qu'un flacon de Muscs Koublaï Khan m'attendait (le Père Noël avait un peu de retard dans sa livraison), mais la curiosité fut plus forte.
J'avais demandé à sentir Datura Noir et Chypre Rouge. S'il est apparu que le premier n'était pas pour moi, l'atypisme, l'étrangeté, presque, du second m'avaient intriguée, et le charmant vendeur m'en avait rempli une fiolette - une "flûte" dans le jargon des professionnels - que j'avais précieusement gardée. Je l'ai perdue de vue, puis elle est réapparue récemment à la faveur de fouilles dans un sac de voyage. En près de cinq ans, le jus a eu le temps de se concentrer. Et moi d’évoluer.
Les chypres sont une famille un peu spéciale. Ses représentants ne séduisent pas au premier abord. Il faut leur donner le temps de vous conquérir, et se donner le temps de les conquérir. Ah, ils sont chics ! Mais comme Vol de Nuit, ils ne s'apprivoisent pas facilement. Ils demandent, lâchons le mot, une certaine maturité. Ainsi j'ai toujours eu beaucoup de mal à définir cette fragrance opulente et pourtant austère. Elle s'ouvre sur une bouffée de réglisse non édulcorée qui m'évoque les tablettes de Zan. Elle est suivie par les arômes profonds du bois, teck ou cèdre, mais aussi espèces moins exotiques. J'en décrirais précisément l'odeur comme celle... des rognures de crayons Conté ! Il y a quelque chose d'automnal dans ce parfum. La bascule des saisons est accomplie, l'été est déjà loin. On marche dans une forêt sur un tapis de mousse et de feuilles mortes. Vient une phase, la plus "lutensienne" peut-être, où les fruits secs - ou la confiture de prunes caramélisée dans le chaudron - s'insinuent puis s'imposent. Et toujours ces accents boisés qui peuvent se faire doux ou piquants et persistent longtemps sur la peau..
Voici peu de temps, j'ai traversé le plateau de Caux. Je conduisais en pays inconnu, découvrant la campagne, les villages qui s’enchaînent. La terre fraîchement labourée était noire. Les bouquets d'arbres qui parsemaient le paysage brumeux portaient haut leurs frondaisons cinabre. J'ai pensé à Chypre Rouge. Il me parle décidément d'automne et d'hiver en Normandie, du Trio n° 2 de Schubert, des fêtes de fin d'année et en particulier de ce soir du Nouvel An, le premier depuis longtemps en terre aimée, où je l'ai peut-être porté... Si peu côtoyé, finalement, et pourtant porteur de sa charge d'impressions et de souvenirs...
Je repense aussi à ces vers d'Albert Samain, le poète symboliste lillois :

A pas lents et suivis du chien de la maison
Nous refaisons la route à présent trop connue.
Un pâle automne saigne au fond de l'avenue,
Et des femmes en deuil passent à l'horizon.

Autrefois proposé dans les flacons rectangulaires et disponible en parfumeries, le parfum a gagné le Palais-Royal et ses flacons cloche. Mais mon échantillon de Chypre Rouge, je le sens et le re-sens. Est-ce à dire que je suis prête à lui ouvrir les portes de mon univers, à l'adopter ? Oui, je crois que j'aimerais à pas lents traverser la saison froide à ses côtés - même sur des routes inconnues...

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Quelle science de l'évocation! Quelle assurance et quelle justesse pour décrire tes parcours, tes voyages d'automne. Libérant l'essence d'une flûte, ta voix nous fait désirer mieux sentir, mieux entendre et mieux voir tous ces objets que nous côtoyions sans vraiment les connaître.

Anonyme a dit…

C'est un véritable plaisir que de vous lire... Quelle richesse, quel foisonnement, quelles trouvailles dans les évocations olphactives et visuelles, sans parler des changements de rythmes...

panti a dit…

★ Joyeux *. • ˚ ˚ •. ★ ★ Noël. *. °. ° * * ★ ★ Joyeux. • ˚ ˚ ★ ★ ˛ ˚ ˛ •
•. Noël ★ ˛ ˚ _Π_____. * ˚ ★ ★ ★
˚ ˛ • ˛ • ˚ */______/~ \. ˚ ˚ ˛ ★ ★ ★
˚ ˛ • ˛ • ˚ *| 田田 | 门 |
A bientôt
Maman mule

Triskell1 a dit…

Encore une belle invitation au voyage parmi les sens : il y a de la gourmandise dans tes souvenirs olfactifs !