mercredi 17 octobre 2012

Y a des jours, c'est pas le jour

En voilà, une syntaxe à la manque, pour moi que mon métier contraint à un style moins relâché ! Elle ne fait pourtant que refléter la réalité. Ce billet pourrait aussi bien s'intituler "Tout ce que je n'ai pas acheté". Il y a comme ça des jours où l'on n'est pas dans les dispositions nécessaires au brûlage de Carte Bleue. Heureusement. Ce sont, en fait, des jours où rares, voire inexistantes, sont les tentations, en sommeil, les envies. On ne sait pas pourquoi.
Cet après-midi-là, je m'octroie à l'improviste un saut à Lille, histoire de me secouer les puces. J'ai envie de me changer les idées et de me dégourdir les jambes, à moins que ce ne soit l'inverse. De lâcher un peu la bride à Petite Tine sur l'autoroute. Dans le lecteur CD tourne un album de Moby. Ses chansons, hypnotisantes, parfois lancinantes comme une mélopée, parfois dansantes et pêchues, m'accompagnent depuis plusieurs mois déjà lorsque je suis au volant. Elles s’accommodent de tous les temps, de tous les paysages traversés. (J’aurais honte d'avouer au chanteur-musicien-DJ que je n'ai jamais réussi à terminer Bartleby le Scribe, la nouvelle écrite par son arrière-arrière-grand-oncle Herman Melville, un blocage que je ne m'explique pas. Je vous en reparlerai.) Enfin les boulevards de la grand-ville s'ouvrent devant moi.
Et, oui, ce n'est pas un jour à craquage, encore moins à achats. On ralentit à peine le pas pour effleurer des doigts le joli sac Darel bleu anglais (en promo). On n'essaie les rouges à lèvres que sur le dos de la main. On n'a pas un regard pour les chaussures. On repose sur le présentoir des boucles d'oreilles pourtant flatteuses qu'on vient d'essayer. Pas un détour par le stand Guerlain du Printemps alors que dans mes atomiseurs d'Heure Bleue, c'est presque l'étiage. Dédaignée, la vaisselle du troisième étage, alors que je cherche (vaguement) des tasses à expresso. Elles attendront.
Pas même, sur mon chemin, une voiture que j'aurais envie de voler d'essayer. C'est pas le jour.
On n'en va pas moins s'installer à une table de la Chicorée, où l'accueil est toujours chaleureux. Les bises claquent sur les joues. Le café, préparé par les soins de Nacer, le barman, est bon. J'échange des nouvelles avec son collègue Mamadou. Cette pause est suivie de quelques emplettes alimentaires à Monop. Je trouve du cottage cheese, ce fromage blanc anglais granuleux et légèrement salé, délicieux sur les tartines du matin. Un petit tour au rayon vêtements, à l'étage. J'erre entre les portants, détachée. Rien n'"accroche". Même la belle écharpe à l'imprimé floral en laine bouillie, déjà repérée pourtant, ne repartira pas avec moi. La prochaine fois. Serais-je gagnée par une sagesse attribuable à l'âge ou par une sorte de désabusement ? Ou par un salutaire besoin de liberté ?...


Je pousse finalement la porte de l'antre des parfums rares, la parfumerie du Soleil d'Or, pour me remettre en mémoire Santal de Mysore de Serge Lutens, puissant souffle d'épices où domine la cannelle. Comme dans le boudin antillais, me dis-je, consciente du caractère sacrilège de cette association. Je hume, ressens et réfléchis. Encore un parfum que j'ai idéalisé... Je le raye de ma liste, bien peu étoffée ces temps-ci il faut l'admettre. Là encore les tentations sont comme taries, et j'envisage surtout de vider les flacons qui m'entourent. Sauf en cas de coup de foudre.


Un café noisette au Président, cette fois, place du Général de Gaulle, avant de reprendre la route. J'ai connu ses banquettes en moleskine rouge. Ou violette. Sur ce détail chromatique ma mémoire flanche. Je m'installe à la terrasse après avoir salué Bruno, qui officie là depuis... mes vingt ans. Les gens passent, souvent pressés, mais ce n'est pas l'affluence du samedi. J'essaie de profiter de ce luxe : prendre un petit jus à une terrasse (chauffée), à la mi-octobre. A la table voisine, un homme et une femme discutaillent sec, sans que je saisisse l'objet de leur conversation. Ce n'est pas mon affaire. Leur tension, palpable, électrise l'air autour d'eux et déteint sur moi. Je ne m'attarde pas.

Pourquoi le rouge à lèvres tient-il mieux sur les tasses que sur les lèvres ? Question existentielle !

Je retrouve le siège conducteur de Petite Tine avec un plaisir mêlé de tristesse. J'ai marché, regardé, parlé. Je me suis imprégnée de l'atmosphère du cœur de la métropole. J'ai passé un bon moment.
Plus que d'improbables repérages vestimentaires, cette virée n'avait-elle pas pour but ces échanges, parfois empreints de nostalgie, avec des connaissances qui sont mes points de repère lillois ?
Il y a des jours pour tout. Pour l'errance urbaine et les rencontres aussi.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Du pur Rafaèle! Un texte et des photos qui donnent le coup de foudre et... l'envie de t'accompagner. Tout un monde parcouru au travers de sons, d'odeurs, de saveurs. Ah, cette tasse colorée par tes lèvres! Souvenir associé de la tasse filmée en cinémascope par Godard dans son "Deux ou trois choses que je sais d'elle". Un titre qui pourrait aussi résumer un ensemble simplement magnifique.

Hélène Flont , french illustrator a dit…

Je ne peux qu'embrayer le pas aux compliments de l'anonyme, le texte est si alerte et effervescent, sans relâche à part les petits arrêts à la Chicorée et au Président,j'ai au travers des mots, passé une bonne journée, j'ai eu l'impression d'avoir moi aussi effectué l'escapade et l'échappée, traversé la grande ville et d'être revenue , un peu fatiguée mais contente d'avoir revu Lille que j'aime . Et puis tout de même, Lutens et le boudin antillais dans la même phrase, ça valait le détour à la Chambre Normande. :)

Triskell1 a dit…

Anne Onyme et Hélène ont raison : On a fait le parcours sur tes pas, s'arrêtant là où tu t'arrêtais, prêtant une oreille indiscrète à tes brèves de comptoir, recevant les effluves discrètes des parfums jadis chéris aujourd'hui en disgrâce, avec l'envie de te souffler, tels de mauvais génies : "allez, prends-la cette écharpe en laine bouillie, et puis tant qu'à faire, ce rouge à lèvres qui la mettra tellement en valeur".
Comme je connais ces jours "bof" où l'on aimerait avoir envie, mais où rien ne fonctionne ! Se dire que l'envie reviendra, en force sûrement, et alors là prépare-toi à brider ta carte bleue...