mercredi 10 octobre 2012

Fille du feu


On entend beaucoup parler de hauts-fourneaux ces temps derniers, là-bas dans l'Est, où ils sont sur le point de s'éteindre à tout jamais. Et cela ne peut manquer de m’interpeller, de m'attrister, surtout.
La sidérurgie, c'est dans l'esprit de la plupart des gens une suite d'images entremêlant mythe et réalité : la chaleur, la fumée, la sueur, les métallos à gros bras, clones de Bernard Lavilliers... J'en ai une autre vision - de plus en plus lointaine et biaisée par la course du temps et les détours de la mémoire.
J'ai été nourrie dans le sérail.
Une enfance baignée par le monde de la sidérurgie est un héritage lourd à porter, parce que de plus en plus dénué de sens et de consistance. Prégnant, mais incompris. Encombrant. Un héritage qui décline tout un vocabulaire devenu inutile. Ah, ces mots que j'entendais prononcer par mon grand-père maternel : "aciérie Thomas", "four Martin", "LD", "brame", "coulée continue", "laitier", "slabbing", "parachèvement", langage parfois opaque, mystérieux, mais familier. Toutes ces appellations extrêmement précises recouvraient une machine, une technique, un des traitements qui jalonnaient la transformation de la matière, un ensemble de gestes. Elles étaient les codes de la vaste confrérie des maîtres de l'acier.
C'était un univers dur, des conditions de travail difficiles, intransigeantes, où la moindre imprécision de la main pouvait être fatale. C'était l'art de la forge, autrement dit celui du feu. C'était une culture. Hélas leurs détenteurs quittent l'un après l'autre cette terre, et de cet œuvre cyclopéen, qui fit vivre une ville entière, il ne reste presque plus rien. Les souvenirs s'effacent avec leurs dépositaires, eux-mêmes héritiers d'un savoir-faire quasi génétique. Ce qu'ils nous ont légué relève à présent de l'abstrait, de l'irréel. Comme si rien de tout cela n'avait jamais existé, à l'image des immenses bâtiments autrefois emplis de mouvement, de bruit, de chaleur, de l'odeur sulfurée du métal incandescent (ah, cette odeur que j'ai retrouvée avec la Pacific 231 de Sotteville, brûlante et haletante, cette odeur de fièvre du métal chaud... ), tel un atelier de Titans dont ne subsistent que de rares vestiges, dépossédés de leur destination et de leur nom.
Je n'ai visité qu'une fois les différents sites de l'usine, et dans le désordre : le train à bandes, autre nom du laminoir à chaud d'où sortaient les longs rubans de tôle, premier du genre en Europe et si cher à mon grand-père qui a veillé sur son montage jour et nuit entre 1948 et 1951, les aciéries, les hauts-fourneaux, ces structures métalliques élevées issues d'un tableau de Buffet. En voyant s'écouler au pied d'un de ces géants le ruisseau de fonte nimbé d'étincelles tandis que tout autour se mouvaient dans une chorégraphie millimétrée des hommes bardés de combinaisons argentées, j'ai pensé à quelque alchimie. Il fallait bien en effet une intervention surnaturelle pour opérer la mutation du minerai en fonte, puis en acier. Nous étions à la toute fin des années soixante-dix. A ce moment-là, il était déjà trop tard. Ce monde s'apprêtait à vaciller et sombrer sous le coup d'une "restructuration" qui signait son arrêt de mort. Chacun s'en doutait plus ou moins. Tous se sont battus, en vain. On a invoqué une baisse de la demande, les exigences accrues des clients qui voulaient un acier plus "qualitatif". Quoi qu'il en soit, le "plan Davignon", amorcé avec cinq mille suppressions d'emplois annoncées froidement un jour d'automne, a eu raison de la sidérurgie dans ma petite ville. Et d'une certaine époque, plus que séculaire.
Les mots de l'acier ont disparu de notre vocabulaire, les gestes se sont perdus avec ceux qui les maîtrisaient. Le laminoir de mon grand-père a été démonté, empaqueté, puis expédié et remonté en Chine. On a dit ça. Je revois ses cheminées qui m'évoquaient un bateau à aubes du Mississipi. La transmission a pris fin. La génération qui me suit sait peu de choses, voire ignore tout, de ce passé. Une mémoire meurt, encore portée par quelques "anciens", témoins dont la parole me passionne. J'en redemande, dès que je tombe sur l'un d'eux.
Alors, oui, si mon cœur est normand, j'ai un peu de ce feu dans le sang. Si on peut prendre ses distances, on ne peut pas renier cet apport, cette appartenance, aussi caduque fût-elle. Un de mes arrière-grands-pères n'a-t-il pas travaillé aux aciéries de Mondeville, près de Caen, après son retour de la Grande Guerre ? C'est là que ma grand-mère fit connaissance avec la Normandie, pour ne plus jamais l'oublier.
Les chemins de l'Histoire confluent décidément bien loin en amont de nos vies, et nous pouvons nous demander si autre chose que le hasard ne les dirige pas.



Illustrations : Raymond Tellier, Aciérie Thomas - la coulée,  1960 ; Lucien Jonas, Les usines et l'Escaut, vers 1912.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Tu nous gâtes, ces temps-ci! Deux "petites" nouvelles en peu de temps!
Nous sommes passés de l'âge de l'acier à celui du plastique et ce n'est certainement pas un progrès "valable" : demandez à un bricoleur de travailler le plastique, de le réparer... ceux qui possédaient un savoir, un savoir-faire sont devenus esclaves de la consommation! Heureux encore s'ils savent trier leurs déchets! Aciers, bois : des matériaux dont il ne faut surtout pas oublier l'usage et la "maîtrise". On n'en prend pas le chemin.

marcelf a dit…

bonsoir
j'y ai travaille toute ma vie a denain ensuite a trith
dommage que tout soit ferme helas
bonne soiree
marcel

Triskell1 a dit…

Magnifique hommage, je n'imaginais pas qu'on puisse faire d'un tel sujet un si beau poème. Puisses-tu transmettre cette histoire de ta famille afin que rien ne meure.