vendredi 15 août 2008

Le sourire du marin inconnu

Triste constat ce jeudi matin dans la chambre normande du quai du Havre où j'ai établi mes quartiers d'été. Mes pieds ont bien morflé. Dessous, un peu plus bas que les orteils, ils s'ornent d'énormes ampoules. Les décos de Noël des Champs-Elysées, c'est rien à côté ! Perçage, désinfection, pansements. Je suis parée - enfin, il faut le dire vite - à appareiller.
Les bateaux, ce sera pour cet après-midi. Toujours ce besoin de me fondre dans le cœur de la ville, d'en retrouver les contours. La matinée se termine par un café à la Brasserie Paul, un lieu que je suis heureuse de retrouver. Il est immuable, rassurant. Mais là comme ailleurs on ne s'attarde pas...
Il est l'heure de déjeuner. Le Big Ben Pub (dit "le Big") propose une petite restauration le midi. Il est niché au pied du Gros Horloge. C'est un endroit "hanté", où il suffit d'un claquement de doigts pour convoquer les souvenirs. Je pénètre dans cet antre tout de pénombre et de bois luisant. Et un double croque-monsieur au chèvre, un ! Je choisis pour l'accompagner une bière belge d'abbaye, la Saint Idesbald. Je connais. Pas la bière, mais le nom et l'endroit. C'est sur la côte belge. J'ai passé mes toutes premières vacances dans la ville juste à côté. J'avais trois mois.
On m'apporte quelque chose qui a, en gros, le volume, disons, des Bienveillantes. J'ai eu le yeux plus gros que le ventre... mais c'est délicieux ! On déjeune au calme, dans la semi-obscurité. Contraste avec l'agitation du dehors. Des touristes photographient le "Gros". Du monde, du monde. Mais les vieilles pierres du Big sont bien amarrées et le fleuve de la rue ne m'entraîne pas...
A moi les quais, les bateaux... la foule ! Rive gauche, aujourd'hui. La pluie s'est mise à tomber. Pluie drue, lancinante, têtue. Le franchissement du pont Guillaume est un exploit en soi. Files compactes, montantes et descendantes, de visiteurs dans les escaliers. On se bouscule, et la politesse n'est pas à l'ordre du jour pour certains (elle ne l'est sans doute jamais). Malgré le temps la file s'allonge à la coupée du Vespucci. Je dédaigne le géant italien. Le Mir aussi. Il faut pour approcher du navire viking Dreknor franchir des passerelles peu rassurantes. Un peu plus loin, l'Artémis. Bon, je suis ici pour visiter des bateaux ! Je m'engage sur la première coupée. Sous les pieds le ponton tangue et roule. On se croirait en mer. Le voilier constitue un abri précaire - et relatif ! - contre la pluie. Discussion avec un organisateur de l'Armada. Mais il ne faut pas traîner pour quitter le bateau, car d'autres visiteurs attendent...
A terre, les pieds barbotent dans des sandales qui font eau, les cheveux sont trempés. C'est la Berezina ! Retour rive droite dans les mêmes conditions. J'échoue dans un café installé sous chapiteau. C'est la pagaille. Il me faut patienter un quart d'heure à la caisse pour obtenir un café qui me requinque à peine.
Il pleut tant que mon téléphone portable prend l'humidité dans mon sac à main. Les touches ne répondent plus ! Je dois en changer en catastrophe. Il y a un espace SFR rue du Gros, côté Vieux-Marché, où je suis très rapidement et très bien accueillie. Je sors de là un nouvel appareil dans mon sac. Mais je me rends compte qu'un coup de sèche-cheveux suffit à rendre la forme à mon "vieux" téléphone... Telle est la technologie du XXIe siècle...
Dernier soir. Dîner créole rue du Vieux-Palais. Dehors, c'est un défilé ininterrompu. On va vers les quais, on en remonte. Des uniformes émergent du flot, tels des îlots sombres. Non, ce n'est pas "comme d'habitude". L'atmosphère, la "saveur" de cette soirée que je perçois dans un kaléidoscope d'éléments disparates mais qui me disent tous : "Tu es en Normandie. Tu es à Rouen. Tu es un peu chez toi. C'est l'été. C'est la fête". Rouen est transfigurée. Je l'aime - aussi - comme ça. Comment se fait-il que, malgré la quiétude de ce moment, de ces moments, je me sente en dehors de l'animation, de la liesse, sans attaches ? Sans autres liens, sans autre appui que ce qui me relie au passé et va se délitant sous l'effet du temps et des caprices du ciel comme un drapeau fatigué ? Exilée et à jamais étrangère ?
Pourtant - est-ce le ti punch ? - je suis bien, dans mes contradictions mêmes...
Après un tour nocturne sur la rive droite, je rentre à l'hôtel en longeant le quai du Havre. Un marin mexicain en grand uniforme m'adresse en me croisant un sourire spontané, lumineux. Le premier sourire de marin de cette Armada. Cafard. Je rentre demain. Ces sourires déchirants sont les plus beaux, bien sûr. On ne les reverra plus jamais. Jamais est bien l'un des seuls mots qui aient encore un poids dans une vie humaine. Enfin, je l'espère, même si ce mot est aussi le plus désespérant. Comme une chanson de Brel. Comme un poème de Baudelaire. Mais les poèmes ne sont pas la vie. Et la vie vous touche en plein cœur, en pleine chair.
Demain je quitte Rouen.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Ce sourire à travers la pluie devait être adressé à un lumineux visage.
Et puis "jamais" est un mot qui a un poids dans l'existence humaine lorsqu'il est accompagné de "jamais fini". Ces retours n'ont pas lieu seulement par les charmes d'une écriture touchante ou des souvenirs...