vendredi 5 avril 2019

Bornéo 1834 : beau (patchouli) ténébreux


Recevoir ou m'offrir un parfum Lutens, c'est toujours un moment d’intense émotion, une fête au caractère presque sacré tant elle rayonne d'une dimension magique et mystique. Source de lumière et de chaleur au creux de l'obscurité, elle est indissociable de Noël, du plus noir de l'hiver, du froid, des illuminations qui scintillent dans nos yeux embués par l'air glacé, des cadeaux qu'on déballe dans un mélange de fébrilité et de recueillement.
Plus le temps passe, plus je les côtoie, plus je me rends compte à quel point les créations de Serge Lutens ont marqué une rupture avec la parfumerie traditionnelle et conventionnelle. Une révolution, ou une révolte, dans un microcosme plutôt petit-bourgeois, ronronnant et frileux - d'où ont quand même jailli des "ovnis". Je pense aux années 70-80-90, à Opium, à Poison, à Angel - et bien d'autres -, qui ont secoué le cocotier et qui, plébiscités par les femmes du monde entier au point de devenir mythiques, dotés d'une abondante descendance, prouvaient que, parfois, le culot payait.
Faire voler en éclats la sacro-sainte dichotomie homme/femme, socle quasi inentamé de la création olfactive (tellement plus pratique tant du point de vue de la culture que du marketing !) était déjà une révolution en soi. Le genre, Serge Lutens n'en avait cure, pas plus que les modes. Il voulait exprimer "autre chose", peut-être simplement "quelque chose" face à la vacuité des compositions qui paraient femmes et hommes au même titre qu’un accessoire, un marqueur social de bon ton, et se contentaient la plupart du temps de "faire joli", c'est-à-dire "sentir bon". Sans nous "parler" plus que ça. Révolte oui, mais c'est sans tapage que son esthétique singulière, profondément originale, s'est imposée avec des jus qui appelaient des images venues d'horizons inexplorés, de l'intimiste à l'infini, et recouraient à la mémoire, à sa mémoire. Et n'attendaient qu'une rencontre avec la nôtre.
Il y a peu de révolutions pacifiques, aussi faut-il s’en réjouir et les célébrer.
Fin 2018, une "nouvelle" collection a été lancée. "Nouvelle" avec des guillemets car, si les parfums sont restés (en principe) identiques, l'habillage a changé. L'inspiration vient d'outre-Atlantique, avec ces "Gratte-Ciel", évocations des constructions vertigineuses de la fin des Années Folles qui rivalisaient de hauteur et de magnificence. Fortune, pouvoir, prestige... c'est alors la surenchère chez les cadors de l'industrie et de la presse - bâtisseurs d'empires à la réussite souvent fulgurante. Les tours filiformes, défi à la gravité et à la raison, cristallisent le rêve américain. Quid de l'"esprit" Lutens dans le profil géométrique de Manhattan, dans cette démesure architecturale ?...
Bien des parfums sont passés de mes chers flacons cloches à ces "gratte-ciel" taillés dans le verre noir opaque (dans la foulée leur prix grimpaient eux aussi vers les sommets), tandis que d'autres se dépouillaient de leur contenant rectangulaire pour revêtir lesdits flacons cloches emblématiques des Salons du Palais-Royal. J'avoue ne pas trop comprendre les ressorts de cette politique dans laquelle on pourra voir une stratégie marketing comme une autre. Après tout, les parfumeurs ne vivent pas que d'amour et d'eau fraîche. Mais, là-dedans, qui décide ? Le Maître lui-même ? Les cols blancs des services commerciaux et financiers ? Je ne sais...
J’ai commencé à m’intéresser au patchouli (et à l’aimer !) avec mon cher et fidèle Patchouly d’Etro, qui m’accompagne en toute saison depuis plusieurs années, et j'ai eu envie de redécouvrir Bornéo 1834* de Serge Lutens, construit autour de cette note, à l’occasion de son « rhabillage ». Ce qui fut fait, à la parfumerie du Soleil d’Or à Lille.
Le duo Lutens-Sheldrake** excelle dans le registre des créations puissantes, opulentes et "sombres", identitaires de la Maison, d'où parfois la violence n'est pas exclue. Bornéo est de celles-là. S’il était une couleur, il serait une palette déclinée du fauve au brun Van Dyck. D'emblée, il présente, à mon nez, une facette vétiver accentuée - un versant entier, même, omniprésent, monolithique. Serait-ce le visage que prend ici le patchouli ? Les deux essences possèdent en effet des composés très proches. Cette note me rappelle la garde-robe de mes grands-parents et la botte de racines de vétiver, antimite naturel, qu'ils y avaient placée - présent rapporté d'Inde des lustres auparavant par un ami de la famille. Souvenir associé aux longs dimanches confits dans l'ennui de mon enfance, dont l'odeur semble se résumer - "mais pas que" - dans cette armoire, entre robes habillées, costumes grands-paternels et chapeaux de cérémonie. Pour cette raison, Bornéo m'a, de prime abord, rebutée. C'était il y a quelques années et je ne l'avais plus humé depuis.
Cette saignée résineuse, légèrement fumée, nettement camphrée, semble soudain se condenser, se calciner pour enfanter un nouveau personnage, la réglisse, noire et amère, dénuée de toute connotation "confiserie", fruit d'une transmutation par le feu. La silhouette longiligne, austère, vêtue de sombre (on croirait voir M.  Lutens en personne) s’installe dans un profond fauteuil de cuir craquant et odorant. Elle croise ses longues jambes. Sous la légère patine, on distingue la matière : râpeuse, rugueuse, encore sauvage. Elle insuffle au parfum son caractère âpre et contribue à le structurer, tandis que le camphre (quand je vous parlais d'antimite !), jouant sa partition en sourdine, s'obstine néanmoins à garder ses griffes serrées sur la composition. La "scène" s’étoffe peu à peu de fève tonka - amande, vanille et tabac blond - qui arrondit, adoucit l'ensemble, en assouplit la sévérité - sans le dépouiller de sa rigueur et sa noblesse. Car c'est bien la noblesse qui caractérise Bornéo. Notre beau ténébreux, entre portrait de Buffet et bronze de Giacometti, ne se départit jamais de sa dignité. Mais si, sous son habit strict, toujours droit dans ses bottes, il se refuse aux épanchements exubérants auxquels pourrait le convier le patchouli, il sait déployer une chaleur et une douceur surprenantes, tout en volupté contenue.

*Le nom de Bornéo 1834 se réfère aux châles importés des Indes Orientales Néerlandaises (et de ses comptoirs âprement disputés par les Anglais !), à l'époque où les élégantes d'Europe s'engouaient pour l'exotisme de ces parures. Le patchouli était réputé protéger des "prédateurs" - toujours les mites ! - le précieux chargement au cours de son long voyage. Et son parfum imprégnait durablement l'étoffe...

** Christopher Sheldrake est aux manettes de la création de la plupart, entre autres, des parfums Serge Lutens.

Illustration : Portrait d'une jeune femme dans une robe rouge avec un châle cachemire paisley - Eduard Friedrich Leybold - 1824
Une "petite dame" qui me semble dans sa sagesse bien loin de Bornéo, en dépit de son châle (NdA).

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Un beau texte suggestif et construit dans la série "le Nez et la Plume". Comment commenter ce qui est aussi intime qu'un parfum : voici un modèle bien séduisant. Sensibilité, émotion et... subtil engagement politique!

Anonyme a dit…

Bonjour,
Quel beau texte comme d'habitude ...Je ne peux m’empêcher de retenir et répéter ces mots qui roulent dans ma bouche et que j'aime : mystique, fébrilité,magnificence, opulentes, saignée résineuse, râpeuse, rugueuse, volupté ....

Merci pour cette belle lecture et ce portrait
Pascale 31

Philippe a dit…

Très beau texte, comme toujours. Vous nous entraînez dans une suite d'images olfactives qui ne peuvent laisser insensible. Certains parfums, qui doivent tant aux voyages, sont aussi un fabuleux accès à la mémoire intime.