vendredi 4 novembre 2016

Vieille auto anglaise, Vieille Tige belge, rencontres sur les quais




Ce qui attire mon regard sur les quais de Dieppe, ce matin-là - jour de retour -, c’est cette machine aux énormes phares ronds, dont la silhouette ramassée, compacte, dégage puissance et nervosité, tout immobile qu'elle soit, et suggère un animal, muscles tendus, prêt à bondir sur une proie. Elle est hypnotisante. Elle semble vivante. Et redoutable. Présence incongrue, surprenante, à deux pas du marché aux poissons.
Immatriculée outre-Manche, elle est arrimée sur une remorque. Elle ne ressemble à rien de ce que je connais. Aimantée, zap* en main, je m’approche pour l’admirer sous toutes les coutures et en identifier la marque. J’enjambe l’attelage qui la relie à un massif 4x4 Mercedes. La marque est inscrite sur une plaque émaillée apposée sur la calandre : Wolseley. Un nom qui ne me parle pas. Je mesure - façon de parler - l’étendue de mon ignorance… Et le zap commence à cliquer…


Un monsieur « d’un certain âge » qui passe à proximité, moustache grise à la Marcel Zanini et verres fumés, cabas au bout du bras, m’apostrophe. De fait, j'ai plutôt l'impression qu'il se parle à lui-même. « Ces choses-là ont été construites avant les années quarante. C’est du solide. J’aurais bien aimé la voir rouler… » Il connaît donc ce constructeur mystérieux sur lequel je m’empresserai de faire des recherches, une fois de retour à la maison.
La conversation s’engage sans plus de formalités. Au fil de ses « confidences », j’apprends que cet homme est un mordu de mécanique : auto, bateau, avion, il a tout vu, tout essayé, plongé les mains dans tous les moteurs pour en connaître les rouages les plus subtils et, parfois, leur redonner vie. Il tient, sobrement, le discours des passionnés. Il a trouvé un auditoire. Il me raconte ainsi qu’il a restauré un coupé BMW de 1938, ancienne propriété d’un officier de la Wehrmacht. Tout jeune, il s’est embarqué dans la marine marchande pour passer son brevet de mécanicien. Immergé dans ses souvenirs, il évoque le boucan infernal qui régnait dans la salle des machines, l’obligation de porter d’épais tampons sur les oreilles... Puis il est devenu pilote de chasse, formé sur un Fouga Magister. Selon le degré de perversion des instructeurs et, partant, la complexité des manœuvres (d’une main, il mime un rapide mouvement descendant de l’avion), les vols pouvaient se muer en cauchemars qui se terminaient invariablement, pour l’apprenti pilote, par des vomissements. Charge à lui de nettoyer entièrement le cockpit.
« Vous êtes une Vieille Tige ?! » Je suis toute contente de pouvoir placer une expression du jargon aéronautique. Il me considère, un peu étonné, peut-être, derrière ses lunettes foncées. « Oui. Mais au banquet des Vieilles Tiges, on est de moins en moins nombreux ! ». Une nuance d’amertume a traversé sa voix.


J’apprends enfin que ce passant d'apparence si banale, si paisible mais à la vie si riche, si animée, est belge, qu'il est né dans le Nord durant la Dernière Guerre, que sa femme et lui sont tombés amoureux de la région dieppoise, qu’ils y ont une propriété, et qu’il se consacre désormais à ses chevaux. Je le remercie d’avoir partagé bien volontiers ces bribes de mémoire sans prix. Qu’adviendra-t-il de cette expérience, de ce savoir quand ces « anciens » auront disparu ? Ceux pour qui l'automobile est un art de vivre et la mécanique, une culture ? Le monde sera encore un peu plus appauvri.
Avant de reprendre son chemin, le monsieur murmure : « Ah, tout ça a remué des souvenirs. Le pilotage, le manche à balai… ». Et là encore de mimer les gestes d’autrefois, à jamais mémorisés, comme s’il se trouvait aux commandes d’un Fouga ou d’un Mirage, comme si son bras se souvenait…
Je le remercie à nouveau, nous nous souhaitons une bonne journée, et chacun reprend sa route.
Une belle rencontre, enrichissante, instructive, teintée de la nostalgie qui nous saisit quand le passé refait surface à la faveur d’un échange impromptu, nostalgie, aussi, des humains qui se croisent par hasard, brièvement, à la surface de cette Terre puis s’éloignent.
Que serions-nous si nous n’étions pas mus par la passion ?
Je n’oublierai pas le nom de Wolseley, pas plus, Monsieur, que ces quelques minutes si pleines, arrachées à la folle course du temps…

* zap : Z'APpareil photo numérique

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Ton amour des voiture, ta curiosité, ton attention aux autres qui, comme inévitablement attirés par ton regard, satisfont cette curiosité : c'est bien toi, dans cette petite scène. Et puis, pour couronner tout ça, l'écriture limpide d'un billet qui nous permet de partager ce plaisir de voir, de prolonger l'instant et de conserver dans nos mémoires des choses, et, bien plus des passions qui disparaîtraient sans ces traces. Photo, écriture. Merci, Rafaèle!