lundi 3 juin 2024

Originaire (parce que c'est amer)

 


"Il faut partir au moins une fois pour aimer revenir."


Mon installation en Normandie a fait de moi une originaire. En d'autres termes, une imbécile heureuse qui est née quelque part.

J'ai pris conscience de cette métamorphose il n'y a pas si longtemps. Il ne s'agit pas tant, d'ailleurs, d'un bouleversement intérieur que d'une prise de conscience des multiples facteurs qui m'ont façonnée durant plusieurs décennies. D'une appartenance. Si j'en conçois une quelconque fierté ? Non.


Suis-je de là-bas, ou d'ici  ?


Mais qu'est-ce qu'un originaire ? Le premier répertorié (et le plus illustre) est sans doute Énée, le fondateur de Rome. Lors de la chute de Troie, il doit se tirer en catastrophe de la cité accompagné de quelques-uns des siens, dont son fils et son vieux père Anchise juché sur ses épaules. Cet épisode dramatique de la mythologie est connu sous le nom de "tirade d’Énée". 


On distingue deux catégories d'originaires : les individus qui se fondent dans la masse et les individus folkloriques. On peut être tantôt l'un, tantôt l'autre. Je suis folklorique quand j'emploie des mots et expressions de chez moi, en rouchi, la variante dialectale du picard parlée dans le Hainaut. Ce langage, je ne l'ai jamais, ou très peu, pratiqué dans ma région natale. Aujourd'hui son usage relève de l'hommage à ce que mon héritage culturel nordiste a de plus sacré. Et d'un petit brin de nostalgie...


Mais revenons à Enée. Une fois posé son sac (et son père), il n'a pas fait comme les Romains, puisque ceux-ci n'existaient pas encore. Il épouse la fille du roi local. Il fonde Lavinium, la future Rome. Les gens du cru disent de lui : "C'est un de Troie". A l'inverse du prince troyen, je n'ai pas fondé de ville en Normandie : tous les terrains étaient déjà pris. Je me suis donc contentée de trouver un lieu qui m'accueille, de me définir une place, de tenter de "faire mon trou" (sinistre expression... non ?). Tantôt discrète, tantôt folklorique.

Et ce Nord que j'ai quitté m'est arrivé en pleine figure. Il m'a tendu un miroir où des personnages en tenue de carnaval paradaient sous la pluie, dans la nuit déjà tombée. 

J'ai entendu le Nord et son appel féroce. (Hé, c'est un alexandrin !)

Parmi les manifestations les plus symptomatiques (je dirais même pathognomoniques) de ma norditude, se distingue l'amour de l'endive. Je me régale à présent des fameux chicons, alors que tout au long de ma vie je les ai copieusement détestés, que dis-je, fuis sous toutes leurs formes. Exception faite des endives braisées fondantes que préparait ma grand-mère. Mais cela fait si longtemps... Pierre Desproges consacre à ce végétal une entrée de son Dictionnaire superflu à l'usage de l’élite et des bien nantis. Il en souligne l'exploit paradoxal d'unir un sommet de fadeur à un apogée d'amertume.


J'aimais beaucoup Desproges. Mais depuis que je suis originaire, je lui donne tort. J'ai découvert (ou redécouvert) ce croquant et cette amertume même qui,  en salade, assaisonnés d'huile d'olive, de vinaigre de cidre - (ou de vinaigre de bière normand) et d'échalotes ciselées, m'enchantent. Je mesure l'ampleur de ce que j'ai perdu en méprisant le chicon la majeure partie de mon existence.


Maturité des sens  ? Mal du pays  ? Ou bien est-ce

parce que c'est amer
Et parce que c'est mon cœur ?*

La Normandie a révélé mon identité nordiste. A moi-même, sinon aux autres.

J'ai perdu le Nord. Mais j'ai gagné l'endive.


Illustration : Énée fuyant Troie, Girolampo Genga, Pinacothèque de Sienne

La phrase placée en exergue est tirée du roman d'Ines CagnatiMosé ou le Lézard qui pleurait.


*Extrait du poème Dans le désert de Stephen Crane :

"In the desert
I saw a creature, naked, bestial,
Who, squatting upon the ground,
Held his heart in his hands,
And ate of it.
I said, “Is it good, friend?”
“It is bitter—bitter,” he answered;

“But I like it
“Because it is bitter,
“And because it is my heart.”"

mercredi 8 mai 2024

"Trop grande pour moi" (hêtraie à voir)

 

Tout a commencé avec une photo. Une photo de vacances en noir en blanc, prise alors que j'ai six ou sept ans. Je pose devant un monument aux morts ou un mémorial dont la forme est celle d'une croix de Lorraine inscrite dans le "V" de la victoire.
Quelques décennies plus tard, cette image, retrouvée parmi une poignée d'autres, est une énigme. Et je dispose de peu d'indices.
J'ignore où se trouve ce monument, j'ignore de quelles vacances il s'agit, le dos de la photo ne comportant ni lieu, ni date.
Je sais seulement que c'est "quelque part en Normandie".

Devant le fiasco de la recherche par image de Google, je dois me transformer en détective. Je ne lâcherai pas le morceau.

Après quelques heures de cyberfouilles infructueuses, la lumière vient d'un site qui recense les monuments aux morts par département. Mon cœur bat plus vite. Je reconnais sur la page la croix dans son "V". Elle est maintenant peinte en marron, et non plus blanche. Mais son identification ne fait aucun doute. Le nom du lieu et l'histoire du mémorial sont précisés. Je peux maintenant dater ces fameuses vacances, juillet 1970. La famille passait un mois dans une maison à colombages au Tronquay, dans la forêt de Lyons-la-Forêt, "la plus grande hêtraie d'Europe", si j'en crois Wikipédia.

Qu'a donc cet été-là eu de si spécial ?

Au Tronquay les distractions étaient rares. Nous allions acheter du lait à la ferme dans un grand bidon en fer. Les jours de pluie nous jouions au "Cochon qui rit". Les autres jours (nous en comptâmes quelques-uns), nous parcourions longuement les environs à la découverte de sites marquants ou de curiosités architecturales. Il y eut ainsi, au cœur du massif forestier qui ondule et s'étire sans fin, des visites en des lieux chargés d'une mémoire trop grande pour moi. Des lieux qui m'ont durablement impressionnée, sans que je puisse définir l'origine de cette empreinte confuse et vaguement sinistre : une chose qui se ressent et ne s'explique pas.

Je me souviens tout particulièrement de "l'Allée des trous" (ou "des cachots"), où des événements funestes avaient dû survenir. Les adultes qui m'entouraient parlaient d'un convoi allemand attaqué par des résistants. La densité des fûts, alliés végétaux, le relief accidenté étaient propices aux coups de main et aux embuscades nocturnes. Sitôt leur action accomplie, les maquisards avaient enfoui les camions dans un repli de ce terrain dont ils connaissaient parfaitement la topographie. Je me figurais alors des tombeaux, des soldats morts ensevelis avec leurs véhicules. Mon jeune esprit était confronté à une solennité saisissante et muette, qui me semblait déjà dissimuler une horreur informulée. Les lieux étaient baignés d'étrangeté et, pour tout dire, hantés. Et ces spectres étaient sans visage.
Je n'en avais pas l’idée précise à six ans, mais c'est la mort qui était là, omniprésente, terrifiante. La mort avec des murmures, des cris, des guet-apens, des rafales de mitraillette, des exécutions sommaires, des corps mutilés enterrés à la hâte, de brefs éclats de lumière dans l'obscurité de la forêt et de la nuit. J'étais incapable d'exprimer précisément l'épouvante ressentie, ni seulement l'extérioriser. 

Longtemps j'ai cru à de faux souvenirs, faute de "preuves". Avais-je rêvé ? Mon enquête sur la photo mystérieuse m'a fourni des éléments concrets et permis d'entrevoir la raison ces visites : l'intérêt de mon grand-père maternel pour la Résistance. Il était manifestement sur les traces des groupes de maquisards ayant opéré dans la région. J'ai pu identifier deux d'entre eux : les Diables Noirs à Saint-Denis-le-Thiboult, le maquis de Mortemer.
Une fois ces certitudes acquises, j'ai commandé un ouvrage qui devait, pensé-je, m'en apprendre un peu plus sur cette époque, dans cette région. Curieusement, la couverture du bouquin reflète assez bien la représentation cauchemardesque née de mon imagination...


Il ne tenait qu'à moi, me suis-je dit, de refaire ce parcours. Sur les traces de faits que je connais - un peu - à présent. Sur mes propres traces.

Je suis allée à Lyons-la-Forêt, "la porte à côté" ou presque à présent, en avril l'an dernier et cette année encore. Nulle part, pas même dans les petites rues paisibles du village, la femme n'a rencontré la petite fille de six ans effarée par le poids d'une mémoire qui n'était pas la sienne. Comme s'il se fût agi d'un autre être, d'un double perdu dont j'aurais été séparée. A l'instar du lit de Procuste, le calque du présent ne coïncidera jamais avec celui de mes souvenirs d'enfant.

Je n'ai pas vraiment cherché le monument de Saint-Denis-le-Thiboult, en Seine-Maritime, mais je sais dans quel hameau le trouver. En revanche j'ai découvert des édifices dont j'ai appris l'existence au cours de mon "enquête", comme une étrange chapelle solitaire au centre d'un herbage. Un nouveau mystère...

Après avoir quitté Lyons, alors que la route monte et descend et serpente et fend la hêtraie, je pensais à ces ombres hésitantes à la lisière de la mort et de la vie que j'avais pressenties l'été soixante-dix. Et je me disais qu'en dépit des années écoulées et d'une meilleure connaissance des faits historiques, une petite part de moi-même restait captive de la forêt ensorcelée. Des arbres meurent, des arbres poussent. Mais la forêt se souvient, et sa "dimension invisible" subsiste.

Comme sur les départementales de la Somme, le silence s'imposait. Face à des choses circonscrites dans le temps et l'espace que nous ne pourrons jamais connaître, nous n'avons plus les mots. Et, aujourd'hui encore, j'ai peine à formuler ce que j'éprouve - ombres inquiétantes, présences silencieuses.
Je crois que la mémoire des tragédies qui se sont autrefois jouées ici sera toujours "trop grande pour moi".


 
Une page consacrée au maquis des Diables Noirs :
Une autre au maquis de Mortemer :
 

 

dimanche 10 mars 2024

L'orage et la loutre, triple énigme

A la mémoire de Lucien Ganiayre.
Et à mon inspiratrice.


 
Qu'est-il arrivé à Jean Des Bories ?
 
Le livre refermé, je l'ignore encore, et d'autres lecteurs ont dû eux aussi éprouver de la frustration, voire du désarroi, à demeurer sans réponse.
 
Unique roman de Lucien Ganiayre (1910-1966), L'orage et la loutre fait partie de ces livres que l'on a longtemps hésité à ouvrir, comme au seuil d'une vérité essentielle, "trop grande pour nous". D'eux émane un mystère auréolé d'un effroi confus, dont on craint que la dissipation, au terme de la lecture, nous apporte la déception.
 
Jean Des Bories, le narrateur, instituteur dans un village du Périgord, découvre, à la fin d'une fructueuse journée de chasse, une source ignorée enfouie dans les halliers. Nous sommes le 20 septembre 1935 et la chaleur est étonnamment forte. Laissant fusil et perdrix sous la garde de sa chienne Rita, il plonge tout entier dans cette eau fraîche à la "consistance" inhabituelle ; elle n'offre aucune résistance aux solides, et son goût même lui semble bizarre. Mais peu importe. Là-haut le ciel est lourd de nuages sombres. L'orage va éclater. Lorsqu'il sort de la fontaine providentielle, la chaleur a fait place à un air glacé. Jean saigne du nez, il grelotte. Il est frappé par l'absence de tout bruit et de tout mouvement autour de lui. Au ciel, les nuages ont cessé de rouler pour se figer dans leurs reliefs tourmentés. Il découvre une lumière jaune et froide qui baigne uniformément le paysage sans projeter d'ombres. Seul un écho démesuré répond aux battements de son cœur et au froissement des herbes sous ses pas. De retour dans son village, il affronte les scènes irréelles qu'il redoutait. Son univers familier est peuplé de statues de chair qu'il n'ose effleurer ; de fait les êtres qu'il étreint meurent après une brève agonie ; tout ce qu'il touche tombe en poussière. Le temps semble aboli. C'est pour Jean le désespoir autant que l'incompréhension.

S'il a compris que le phénomène n'est pas un simple accident météorologique, le narrateur n'en cherche pas vraiment la cause. Cataclysme planétaire ou sortilège, quelle importance ? Il organise plutôt, tant bien que mal, son existence de survivant. Sa chambre devient son univers, jusqu'à ce qu'il tombe (au propre et au figuré) sur une photo de son ami de jeunesse Marescot, dit "Marès". Marescot le brillant, le désinvolte, qui a toujours subjugué Jean. Lequel lui voue une affection et une fidélité éperdues. Il ne peut connaître le même sort ! Jean pourra peut-être le sauver de cette torpeur funeste...
 
Il entreprend alors un voyage vers Paris, où vit son ami. A pied, bien sûr, les véhicules quels qu'ils soient étant hors d'usage. Alors qu'il chemine le long d'un ruisseau, il croit apercevoir une petite tête luisante à la surface de l'eau. La première manifestation du vivant, après une si longue solitude ! Jean décide de s'attarder sur ces berges herbues, et d'attendre. La créature réapparaît, précédée de sa puissante odeur fauve... C'est une loutre !
 
Pourquoi une loutre ? A l'époque du récit, elle est déjà rare (et sa population n'a cessé de décroître jusqu'à la fin du 20ème siècle), ce qui renforce le caractère exceptionnel de cette rencontre. Peut-être parce qu'elle incarne la liberté, celle de pouvoir se mouvoir dans l'eau et sur terre. Parce qu'elle est belle, vive et sauvage... Enfin l'un comme l'autre sont les seuls, et peut-être derniers, représentants de leur espèce. Aussi Jean voit-il en elle une compagne d'infortune qu'il se met en devoir d'apprivoiser.

Lucien Ganiayre a dû longuement et "amoureusement" observer le mustélidé du titre. L'animal est superbement décrit, dans ses mouvements comme dans l'immobilité. Les protagonistes s'observent, se jaugent, tentent timidement de s'approcher. Mais demoiselle (ou monsieur ?) Loutre est méfiante !

Nous manquons ou gâchons des rencontres essentielles par négligence ou excès d'avidité...

Jean Des Bories poursuivra sa quête folle  - après un détour par le rivage de l'Océan - dans une France fantomatique et inquiétante, au fil d'un "temps" devenu fou lui aussi, jusqu'à Paris, où Marescot l'attend, forcément.

Nous voici face à un de ces rares textes "irréductibles" qui, s'ils peuvent s'apparenter à différents genres, ne se plient totalement à aucun d'entre eux. Roman post-apocalyptique, conte fantastique, récit d'aventures, ouvrage de science-fiction ? Relation d'un cauchemar ou d'un épisode délirant ? Le doute est omniprésent, et rien ne vient écarter le voile. C'est un roman "orphelin", en quelque sorte, et à plusieurs titres. La Toile, toujours prête à nous noyer d'informations, livre en effet fort peu de choses sur son auteur, et il faut s'armer de détermination (et de patience !) pour dénicher des renseignements à son sujet. C'est finalement le site des Éditions de l'Ogre qui se révèle le plus disert, et je vous invite à suivre le lien que j'ai placé à la fin de mon billet.

Mais, décréter une œuvre "inclassable", c'est la réduire et encore la classer.

Quel sens faut-il trouver à l'expérience de Jean ? Le silence, le couvercle de nuages, la vie arrêtée, l'atmosphère oppressante, le sentiment d'une menace latente sont-ils une métaphore de l'Occupation ? (Le roman fut écrit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et alors que Lucien le proposait - sans succès - à des maisons d'édition, la France n'en avait pas fini avec les temps troublés.)

De même, quelle est cette "eau" dotée d'un aspect et de propriétés inexplicables, qui "jaillit" à point nommé pour préserver quelques êtres vivants du cataclysme ? Immersion salutaire ou passage vers un univers parallèle inquiétant ?

Par ailleurs, l'épilogue, qui m'a semblé assez abrupt, est propre à instiller une ultime ambiguïté sur ce que nous venons de traverser plutôt qu'à lever nos doutes et satisfaire notre attente...

Je ne sais, non plus, si Lucien Ganiayre a voulu cette obscurité. Quoi qu'il en soit, elle appartient au mystère de l’œuvre...

Enfin, L'orage et la loutre n'est pas comparable aux romans survivalistes actuels qui exploitent les poncifs en vogue de retour à une "nature" idéalisée, ultime refuge de ses "enfants" (l'inévitable touche moralisatrice en prime). Ce sont avant tout des pages magnifiques, souvent bouleversantes, telles celles qui décrivent la rencontre entre Jean et la loutre. Leur langue est pure, riche et précise : sa poésie s'allie à une vigoureuse sensualité. Si le motif de l'amitié - entre autres étranges liens qui unissent les êtres - parcourt toute la trame du récit, celui de la solitude de l'individu et du corps, cette irréductible solitude inhérente à l’altérité, y tient une large place, de même que l'évocation de l'énergie vitale, primaire, "involontaire", une vie "bête", obstinée, qui anime Jean autant qu'elle le fascine. Murmure ou cris du sang qui se presse dans les veines, pulsations amplifiées, activité farouche des organes forment un microcosme à eux seuls. Ce mouvement irrépressible de chair, de sang et de souffle qui galvanise tout le texte s'oppose au monde mort et glacé dans lequel le héros évolue. Mais, hors de la frontière du corps, tout n'est peut-être qu'illusion. L'expérience douloureuse du héros est alors celle de l'impossibilité d'accéder à l'Autre et des revers cruels qui sanctionnent nos tentatives. "Il n'y a pas d'amis, il n'y a que des hommes sur qui on s'est mépris".*

Alors triple énigme oui : l'histoire elle-même tout d'abord, ses "conditions de production", et la vie de l'écrivain derrière l'opacité de notre ignorance.
  
Un jour l'orage éclate. Mais nous ne connaîtrons pas (vraiment) le fin mot de l’affaire, et Lucien Ganiayre gardera son secret.


* Barbey d'Aurevilly


PS : j'ai lu le roman en février 2023.
 
"Loutre en hiver"
 
 
Illustration :  Wikipédia https://commons.wikimedia.org/wiki/User:Atirador?uselang=fr