lundi 15 octobre 2018

Une halte sur la route (la petite église qui nous intriguait)



C'est une église, ou une chapelle, qu'on aperçoit au loin depuis la route départementale 1029 - rang subalterne auquel on a ignominieusement relégué ma chère et légendaire Nationale 29 - qui mène en Normandie. La Normandie, on n'y est pas encore, elle se fait attendre, mais on s'en rapproche, et on sait qu'une fois passé le rond-point du Coq Gaulois, on ne tardera plus à franchir le panneau qui indique au conducteur qu'il arrive en Seine-Maritime. Ma mère et moi nous prenions toujours la main à ce moment-là, tout excitées, sûres d'avoir atteint notre Terre Promise...
J'étais donc sur "ma" route, hier. Seule, avec mes pensées pour me tenir compagnie. En cet automne qui prend des airs de fin d'été, dans une lumière chaude mais déjà déclinante, la chapelle est apparue là-bas, sur ma droite, isolée dans le vaste patchwork des prés et des champs, au cœur d'un bouquet d'arbres, signalée par son clocher revêtu d'ardoises dressé contre le bleu du ciel. Vision familière, réconfortante. Elle nous intriguait toujours, ma mère et moi, et nous nous étions maintes fois demandé comment on y accédait. Nulle voie n'y menait depuis notre RN 29. Et puis un jour, en rentrant chez nous, nous avons décidé, sur une impulsion, de faire le détour. Même pas de quoi se perdre dans la campagne. Deux coups de volant, et nous nous sommes retrouvées devant l'édifice de briques, enclos dans un minuscule cimetière. Là, à l'écart de tout village, enfin elle se révélait sans pour autant se dépouiller de son mystère. Les lieux respiraient la paix et le silence ; c'est à peine si nous parvenait la rumeur de la route, qui s'étire à quelques encâblures. Ils invitaient le voyageur, ils nous invitaient au recueillement. Une brève pause, et nous avions repris la direction du Nord.
Hier, comme aimantée, guidée par je ne sais quel appel, j'ai refait ce fameux détour, venant, cette fois, de ce Septentrion qui n'est plus vraiment chez moi, bien que sa terre ait nourri mes racines. Malgré la courte distance à parcourir, j'ai cette fois réussi à me paumer (la voie vicinale, à peine visible de l'axe principal, semble ne mener nulle part, sinon dans l'étendue presque infinie des labours tout frais). Je suis revenue sur mes pas pour enfin garer ma fidèle Petite Tine devant le portail du cimetière, après un demi-tour sur route qui n'a pas laissé d'intriguer une visiteuse des lieux, laquelle m'a longuement fixée d'un regard torve - peut-être tout simplement curieux. J'étais au milieu de nulle part, dans un espace comme oublié des hommes, entre point de départ et destination, dans cet entre-deux où il me semble parfois passer ma vie. Arrivée, peut-être, aux portes de l'éternité... Il y avait des arbres, un pâturage bien vert, et les rares bruits alentours n'étaient autres que ceux de la campagne. Je me sentais étrangement calme malgré la fatigue du trajet qui commençait à me gagner. Je suis descendue de voiture, j'ai fait quelque pas, j'ai contemplé la façade rouge de la petite église qui nous intriguait, levé les yeux vers le faîte du clocher, posé la main sur la poignée du portillon, sans l'ouvrir... La Petite Tine elle-même avait l'air heureuse de souffler. Le siège passager était vide... Après un dernier regard sur notre chapelle perdue, dont je ne sais toujours rien, ni à quel saint elle est dédiée, ni pourquoi elle fut bâtie en un point si retiré, j'ai repris le volant, résolument - non sans me promettre de revenir. Je n'étais pas rendue. Mais j'emportais en moi le calme de ce moment fugace, volé au temps assassin et à l'indifférence routière.

Merci, Maman.

A ma mère, Annie K., 20 avril 1937 - 2 février 2018