mercredi 13 juin 2012

Travaux d'Aiguille


Alors, creuse ou pas, cette fameuse Aiguille ? C'est la question à laquelle se sont évertuées à répondre des générations de lecteurs de Maurice Leblanc et autres amateurs de mystère et d'ésotérisme. On a pu voir au fil des décennies ces personnes très honorables arpenter en tous sens le sommet de la falaise, écartant chaque brin d'herbe, retournant chaque caillou, à la recherche de l'entrée d'un passage secret. Aujourd'hui encore on ne sait si le cône de calcaire abrite quelque cache dérobée. Et même si on doute, on voudrait croire que oui. Pour la beauté du mystère. Pour donner raison à la littérature. Pour alimenter nos rêves.
En l’occurrence, dans L'Aiguille Creuse, Lupin détient seul un secret connu des rois de France puis perdu. Mais il est talonné dans ses raisonnements par le jeune Isidore Beautrelet, "élève de rhétorique à Janson de Sailly". La police, emmenée par ce bon vieil inspecteur Ganimard, est dépassée et les défenses de Lupin lui-même vacillent car il a, avec le blanc-bec, affaire à plus forte partie qu'il ne croyait. Où cette lutte acharnée entre deux grands esprits aboutira-t-elle ?
Plus je lis les romans de Maurice Leblanc, plus j'apprécie et admire la fluidité de l’écriture, la précision du langage, l’ingéniosité des intrigues, l'art de distiller suspense et coups de théâtre. Je viens de dévorer L'Aiguille creuse et Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur. Je suis plongée actuellement dans Le bouchon de cristal. Deux autres volumes m’attendent : La comtesse de Cagliostro et Arsène Lupin contre Herlock Sholmès. Nombre de ces aventures étant initialement parues sous forme de feuilleton, j'imagine l'impatience des lecteurs de la Belle Epoque et des Années Folles. Ces récits avaient en effet de quoi susciter les passions.
Sans jamais se départir de son élégance légendaire, Lupin se tire des situations les plus épineuses. Chevaleresque, il vole au secours des femmes en détresse. Tout auréolé de son panache, il pourfend l'injustice et la corruption. On est ébloui par tant d'astuce, de pugnacité et de courage. Un héros qui serait parfait... s'il était honnête ! Mais, honnête, emporterait-il autant notre sympathie ? Il serait surtout fort ennuyeux... Pourtant, comme il l'affirme, alors qu'il songe à se retirer des affaires, "Après tout, qu'est-ce que ça me fait d'être honnête ? Ce n'est pas plus déshonorant qu'autre chose". On savourera l'ironie. Mais il restera ce qu'il est, pour le plus grand bonheur de ses lecteurs-admirateurs.
Il y a les aventures d'Arsène et il y a l'univers unique de Leblanc. Pour moi, ce sont les parfums D'Orsay et Coty, les monocles, les cannes à pommeau d’argent. Un monde où les voitures sont des automobiles. Un monde où l'individu n'est pas asservi à la technologie. Et puis il y a la Normandie, qui revient en toile de fond comme un leitmotiv familier. Les textes sont jalonnés de toponymes connus, Dieppe, Duclair, Arques, Varengeville, Caudebec, Buchy, dans lesquels je retrouve mille souvenirs. "Ah, j'avoue qu'en roulant sur les boulevards de la vieille cité normande [Rouen], à l'allure puissante de ma trente-cinq chevaux Moreau-Lepton, je n'étais pas sans concevoir quelque orgueil. Le moteur ronflait harmonieusement. A droite et à gauche, les arbres s'enfuyaient derrière nous". Comment ne pas "vivre" cette scène ? Et de m'imaginer sur le boulevard de l'Yser, par exemple, filant aux commandes de ma soixante-quinze chevaux R*** toute vrombissante. Hors des heures de pointe si possible. Et sans képi en vue.
Les récits de Maurice Leblanc, ce sont, entre des polars gorgés de meurtres en série, de mutilations barbares et de règlements de comptes sanglants, des lectures reposantes, que je ne saurais trop vous recommander. Et qui vous emmènent en Normandie à peu de frais.
Il faudra que j'aille faire un tour à Etretat, quand même. Histoire de visiter la demeure de l'écrivain. Et de vérifier par moi-même la thèse de ce dernier. A quatre pattes dans l'herbe, nez au sol. Cependant, les faits n'étant jamais venus la démentir, j'y adhérerais a priori et sans restriction.
Monet savait-il, face à l'Aiguille, qu'il peignait du vide ?

Illustration : Claude Monet, Etretat, soleil couchant, 1883

1 commentaire:

Anonyme a dit…

L'un de mes premiers bouquins fut Arsène Lupin contre Herlock Sholmès, publié au Club Français du livre. Je me souviens de sa couverture toilée épaisse protégée par une sur-couverture en celluloïd. Le retrouverai-je dans le fouillis des caisses qui prétendent ranger mais cachent leurs trésors? Merci, Rafaèle de me permettre de me rappeler que ma cave n'est sans doute pas si creuse.