mercredi 14 mars 2012

L'île, un ingrédient de poids de l'énigme policière


Est-ce un hasard si de nombreuses intrigues policières ont pour décor une île ? Je ne parle pas de vastes îles comme la Grande-Bretagne ou l'Australie, ni d'îlots avec cocotiers et sable blanc. Non, les îles des polars sont plutôt inhospitalières et le plus souvent réduites à un point sur la carte. On peut parfois douter de leur existence. Alors vite, on va consulter son atlas. Et on constate que oui, elles existent bel et bien, territoires reliés au continent par un pont, un bac ou rien du tout. L'eau les coupe du monde. Dès lors ils apparaissent comme des lieux reculés, où la vie s'organise selon des codes obscurs et où le temps progresse à un rythme qui n'est pas le nôtre.
L'île, c'est, littéralement, l'isolement. Les échappatoires sont limitées et conditionnées par la météo. Il faut aussi trouver un bateau et des hommes qui veuillent bien le piloter, même si chaque insulaire est peu ou prou marin... La plupart de ces bouquins dépeignent une communauté repliée sur elle-même et peu encline à accueillir des éléments extérieurs : nouveaux arrivants pleins de bonne volonté mais ignorants des traditions locales, flic fraîchement débarqué du continent et qui bien sûr n'entrave rien à rien. Les paysages peuvent être insolites ou au contraire si banals qu'ils en deviennent menaçants. Dans un monde où tout est marqué par la différence, les repères "terriens" n'ont plus cours.
On rencontre forcément, au cours de la lecture, des individus bizarres. L'insulaire est farouchement attaché à ses particularismes, transmis au fil des générations. Ainsi des coutumes venues du fond des âges sont toujours profondément ancrées dans les mœurs d'aujourd'hui. Elles déroutent l'"étranger". De fait, ici, rien ne semble comme ailleurs, comme si des divinités fantasques et même un rien cruelles avaient présidé à l'émergence de ces terres perdues et gardaient en mains leurs destinées.
De fait les "continentaux" s'opposent souvent aux insulaires. Le touriste est naïf ou arrogant. L'autochtone est souvent taiseux, méfiant, voire hostile. A moins qu'il ne s'agisse d'inquiétants psychopathes et de psychiatres encore plus inquiétants dans l'angoissant Shutter Island de Dennis Lehane (Rivages/Noir), un des trucs les plus tordus que j'ai lus et vus, porté à l'écran par Martin Scorcese. Tellement tordu - peut-on dire "sophistiqué" ? - qu'en dépit de l'angoisse ressentie on peine à y croire. Je n'ai pas aimé cette histoire à tiroirs et n'ai pas eu envie de lire d'autres ouvrages de Lehane. Qu'on se le tienne pour dit !
Dans les Shetlands, cet archipel écossais jadis colonisé par les Vikings, les rituels autour desquels s'articule Sacrifice, de Sharon Bolton, confinent à la barbarie. Reste à savoir s'ils trouvent leur origine dans quelque effrayante réalité... Sur Pig Island, sortie de l'imagination de Mo Hayder (Pocket), erre une créature terrifiante : une jeune femme dotée d'un appendice caudal. Une lecture dont on peut à mon avis se passer... Dans L'heure trouble, de Johan Theorin (Le Livre de Poche), une femme enquête sur la disparition, survenue vingt ans plus tôt, de son petit garçon, Jens. Prétexte, peut-être, à dépeindre la beauté âpre des paysages de l'île d'Öland, sise au large des côtes suédoises, tantôt battus par les vents, tantôt nappés de brouillard. Le père, Gerlof, autrefois capitaine de cotre, concentre les caractères et la culture de l'île, dont il semble l'incarnation. Il est sans doute le personnage le plus attachant du roman où affleurent peu à peu de lointains et vilains secrets... Là encore, le microcosme décrit par l'auteur se prête à la montée d'une inquiétude irrationnelle. Il semble que Theorin ait repris les mêmes décors - ou exploité les mêmes recettes ? - dans L'écho des morts (Le Livre de Poche), sur fond de sarabande spectrale. A noter qu'on retrouve Gerlof, dans le rôle de grand-oncle cette fois.
Le fameux Millenium de Stieg Larsson, dans le premier tome intitulé Les hommes qui n'aimaient pas les femmes (Babel Noir), met lui aussi en scène une île : celle que la jeune héritière, Harriet Vanger, disparue sans explication au milieu des années 60, n'a pu en aucun cas quitter... A la demande du patriarche, le journaliste Mikael Blomkvist accepte de mener l'enquête et s'installe non loin de la propriété Vanger. Il découvre une famille peu fréquentable, comptant quelques individus portés aux déviances idéologiques, et dont on ne sait si l'insularité a forgé le côté clanique, fermé, ou si elle a imposé sa noirceur au décor...
Ainsi s'instaure un effet de miroir entre l'île et ses habitants.
Ce ne sont bien sûr que quelques exemples, et il en existe d'autres dans la littérature policière, mais aussi dans la littérature "blanche" - un ami me parlait de Sukkwan Island, de David Vann (Gallmeister), où la violence larvée des relations père-fils explose dans un déchaînement final.
Les auteurs de polars jouent donc de ce sentiment de huis-clos, parfois au moyen de ficelles (de procédés, dirait mon ami prof de lettres Alain) grosses comme ça, pour resserrer le cadre de l'enquête et instaurer un climat d'"inquiétante étrangeté" propre à noircir la tonalité du récit et instiller le trouble et la peur. Ils utilisent sciemment les îles et leur connotation mystérieuse pour entraîner et enfermer les lecteurs dans leur histoire et les couper du monde à leur tour. C'est en général efficace. On s'imprègne volontiers de cette atmosphère étrange, voire sinistre, on se laisse embarquer dans ces incursions aux confins du réel où nos repères vacillent. Le livre fermé, nous regagnons le continent. Le cortège des meurtriers, des fantômes, des rites sacrificiels  et des vieilles légendes persiste un peu à l'esprit puis s'estompe comme des lambeaux de brouillard.
Reste une interrogation. On peut en effet se demander si la réalité humaine, sociale et topographique des lieux ainsi dépeints a inspiré la fiction, ou si la fiction n'influe pas sur notre perception de l'île même, au risque de renforcer les stéréotypes et autres mythes.
Alors, votre prochaine destination ? La côte Est des Etats-Unis, la Suède, l'Écosse ?
Car j'ai oublié de vous dire, il y a un gros avantage à lire ces polars "insulaires" : on devient très fort en géographie...

Illustration : l'île de Noss vue de l'île de Bressay, archipel des Shetlands (source Wikipédia).

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Les îles recèlent des trésors et sont mystérieuses : deux motifs du roman policier. Elles enferment le criminel que l'on sent souvent proche et caché dans leur huis-clos, ce qui rend l'enquête plus angoissante. Texte très juste qui nous rappelle qu'elles constituent un cadre parfait pour nous livrer les trésors de leurs mystères.

Philippe a dit…

Alors il faudrait que je me mette sérieusement aux polars, ma géographie laisserait moins à désirer et je pourrais me regarder dans un miroir sans confondre Saint-tropez et le Havre !
En matière d'île je n'ai pas oublié que j'ai embarqué grâce à vous vers Sarek, la fameuse île aux trente cercueils, mais "hélas" île imaginaire. Ma géographie n'en est pas sortie grandie !
Bonne journée Rafaèle.

panti a dit…

J'ai adoré l'île de Skye "l'île des brumes "paysages grandioses ,landes tourbières , falaises et châteaux hantés étaient au rendez-vous !!...
Bisous du jeudi et à bientôt
Maman mule

martine a dit…

J'ai toujours aimé les îles,grandes et petites, j'aime également les phares,sorte de petites îles aussi? Mais le seul policier que je connaisse c'est "Les dix petits nègres" pas terrifiant mais certainement angoissant. Nous connaissons un psychiatre spécialisé dans le "syndrome de l'île", les gens y sont pris de folie parfois et pour ne plus se sentir enfermé sur l'île, ils en font le tour, encore et encore pour avoir l'impression de partir en ligne droite sans limitation, belle soirée et amitié, Martine