vendredi 25 février 2011

"Le quart", de Nikos Kavvadias


Le Quart, de l'écrivain grec Nikos Kavvadias, fait partie de ces bouquins qui vous marquent. Qui vous pénètrent d'images - à moins qu'il ne s'agisse simplement de mots - qu'on n'oublie pas. Qui vous influencent, aussi.
Juillet 1994, la Touraine. J'arrive de Rouen, tout imprégnée de l'ambiance de l'Armada, de rencontres, de départs. C'est la campagne, une campagne de j'aime depuis mon adolescence. Mais je me retrouve loin des fleuves (la Loire n'est pas la Seine) et de la mer. La nuit, j'entends passer des bateaux qui n'existent pas. Je tourne en rond. J'ai besoin d'horizon infini, de grand large. Je profite d'une virée à Tours pour me rendre à la  F**C. A l'entrée du magasin, des piles de bouquins placées en évidence attirent mon attention. Téléguidée, je m'approche : sur les couvertures, une coque balafrée de coulures de rouille, comme des sillons laissés par des larmes. Je déchiffre le titre et le nom de l'auteur, un illustre inconnu. Mais cela parle de la mer, forcément. D'un univers qui m'obsède et me manque. Alors j'achète le bouquin. (Oui, je sais, c'est Le quart de Tours !)
Le Quart porte la voix de marins qui oscillent entre deux réalités, celle de la terre ferme et celle de la mer, aussi cruelles et mensongères l'une que l'autre. D'emblée, le décor est planté. Nous sommes à bord du Pythéas, un rafiot de commerce croisant en mer de Chine. Au fil des chapitres, des souvenirs se dévident, font surface à la faveur des nuits de veille. Des souvenirs d'hommes traversés de figures féminines : la mère, l'épouse, la prostituée, la colocataire invisible. De ports aux visages identiques, charnières entre terre et mer, auxquels s'attachent des lambeaux de mémoire. Les confidences s'échangent dans la touffeur qui gorge l'air à l'approche d'un typhon, baignent dans la chaleur huileuse, poisseuse de la salle des machines. Ce n'est pas un roman "propre". C'est la vie, dans sa monotonie, et l'idéal fantasmé de la marine est bien loin.
Un mot d'ordre tacite semble régir la vie des marins. Ne pas s'attacher, ne pas s'attarder. Pas d'avenir pour ces hommes mais des regrets, des regrets, lancinants ou fugaces. Les escales sont brèves. La sirène du bateau appelle. Pas de sursis pour les retardataires. C'est le cœur étreint d'angoisse que l'on suit la course du matelot vers son navire à travers un dédale de petites rues toutes semblables. L'échelle de coupée qu'on retire, le saut final pour gagner le bord. Le salut par la fuite, toujours. La mer si vaste et l'espace confiné des cabines, le ventre rassurant du bateau, seule réalité tangible, qui évite la confrontation au monde... Au-dehors celui-ci est rude et brut, fluctuant. Alors on embarque pour fuir je ne sais quoi, soi-même et ses questionnements peut-être...
Ici la mer est une entité obscure qui prend les hommes, les change, les vide et les rejette. Kavvadias dépeint les soubresauts de destins à la dérive, dans une mise en abyme de la condition humaine. Il évite l'exotisme, la "couleur locale" au profit d'une narration réaliste mais non dénuée de sobriété, de pudeur et de poésie. Son profond pessimisme transparaît. "Prends-moi par la main, montre-moi le monde." "Je n'ai pas de mains. Il n'y a pas de monde." Dialogue réel ou rêvé ? C'est que parfois l'illusion semble prendre le pas sur la réalité, à travers des passages oniriques, des références littéraires et picturales. Enfin, le texte est jalonné d'anecdotes qui vous glacent et vous hantent, peut-être plus significatives, dans leur isolement, dans leur absurdité, que le reste, plus représentatives de l'univers clos et sombre où le roman nous immerge. Ainsi l'histoire de ce jeune capitaine de vingt-neuf ans qui se suicide après l'échouage de son navire, persuadé qu'il en est responsable bien que tous ses calculs soient bons. Les membres d'équipage apprennent le lendemain que la faute en revient au déplacement de bancs de sable qu'aucune carte ne mentionne... Et la fille de Mytilène, confiée au radio qui doit l'escorter jusque chez son oncle d'Istanbul, et qui s'évapore... Autant de silhouettes fugitives autour desquelles une histoire plus ample, universelle, s'articule...
J'ai eu du mal à quitter Le quart, et même si sa dernière lecture est lointaine, il trouve toujours une résonance en moi.
Ces rencontres bouleversantes avec un livre ne sont-elles pas dues à la conjonction entre un regret, un manque et un désir ?

Nikos Kavvadias exerça comme officier radio dans la marine. Le Quart a paru pour la première fois en 1954. Il fut traduit en français en 1959. Après avoir me semble-t-il disparu du catalogue des maisons d'édition, il a été réédité. Il est disponible chez Denoël et en poche dans la collection Folio.



2 commentaires:

Anonyme a dit…

Quel beau commentaire d'un beau livre! Le traitement de la photo est aussi superbe : le rouge du désir et le bleu du départ. J'ai beaucoup aimé ce "roman" dont je trouve des traces dans un autre récit, non publié, que je parcours souvent.

Philippe a dit…

A lire votre beau texte, je me demande si parler du Quart, revenir sur ce livre plutôt, ne serait pas une manière de faire chemin vers Les Déferlantes, de vous y préparer.

"Ces rencontres bouleversantes avec un livre ne sont-elles pas dues à la conjonction entre un regret, un manque et un désir ?" vous demandez-vous, mais aussi : que nous disent de nous-mêmes ces livres qui nous bouleversent, nous attachent à eux ? Question intime s'il en est.

Je note Le Quart pour une prochaine razzia en libraire...