jeudi 13 août 2009

La boîte à poissons



Combien de fois ai-je rêvé sur des cartes routières.
Longtemps j'ai été le copilote de ma mère au cours de nos pérégrinations automobiles à travers la France, chargée de "repérer le terrain" et de guider la conductrice.
Je me suis rendue virtuellement en des lieux où je n'étais jamais allée. Où je n'irais jamais. J'ai étudié mes itinéraires. Surtout qu'il y a un peu plus de 25 ans quelques années, j'étais persuadée que je ne décrocherais jamais le permis, et qu'il me faudrait renoncer à l'autonomie, à la liberté - celle de prendre le volant pour aller où je voulais, et atteindre ces destinations lointaines. (Je l'ai obtenu "du premier coup" pourtant, mais n'y croyais pas, alors même que l'inspecteur agitait la feuille tant convoitée, le passeport pour l'évasion, sous mon nez.) Mais telle est la force de l'imagination que ces voyages ont - provisoirement - étanché mon désir d'ailleurs. Et puis, ce n'était pas tellement le but qui comptait, mais la route...
L'obtention du papier rose n'a pas changé grand-chose, finalement. Je rêve toujours, tel le grand voyageur devant sa mappemonde (à une autre époque).
Maintenant il y a le GPS. J'appelle ça "une boîte à poissons". C'est que j'ai trouvé cette dénomination métaphorique dans un roman de Connelly, où le propriétaire d'un yacht, qui loue son bateau à la journée à des amateurs de pêche, a enregistré dans son GPS les coordonnées des emplacements les plus poissonneux. Quels poissons fourre-t-on dans son GPS ? Quelles destinations ? On lui demande, comme à un oracle, le plus court chemin d'un point à un autre. Et on attend que tombe sa réponse. Car la chose vous parle ! Le voyage est rationalisé. On écoute sagement les indications énoncées par la "boîte". On ne quitte pas les sentiers battus. On ne s'expose point à ce qui pourrait leur être étranger. A la tentation du chemin des écoliers.
Moi, la boîte, j'aurais envie de l'envoyer promener. J'aurais moyennement confiance.
Mais l'époque est pragmatique.
Naguère on avait recours aux cartes. On préparait, crayon en main, son itinéraire. On envisageait la possibilité d'un détour pour visiter quelque chapelle ou admirer quelque manoir signalé par un petit rectangle blanc, symbole qui semblait vous faire signe, vous appeler. "Viens me voir, je suis depuis longtemps oublié, dans ma campagne reculée, je voudrais que des yeux neufs me découvrent : je leur montrerai ma beauté." La route se déroulait dans votre tête, avant de le faire sous vos pneus. Elle recelait une part d'imprévu, d'inconnu. Ces lignes bordées de vert étaient des chemins vicinaux. Ces lignes bleues, des rivières. Ces zones ombrées de brun, des collines ou des montagnes. Devant vous l'espace se déployait. C'était une boîte à rêves, pas à saumons ou à dorades.
Passéiste, moi ? J'espère ! Peut-être...
La carte est sans doute une des premières formes de représentation. Un reflet fidèle de notre univers, proche ou lointain. Elle est surtout un lieu symbolique, une façon d'appréhender le monde, de l'apprivoiser. A présent on nous met le monde directement sous les yeux, sans intermédiaire, sans recul. Nous voulons la rapidité et l'efficacité, en un mot la per-for-mance, cette divinité implacable objet d'un culte suspect. Le GPS a tué la poésie, l'imprévu. Il est la lettre, la carte est l'esprit. Où est la liberté de l'esprit de vagabonder, d'imaginer ?
Lire une carte, c'est voyager.
Comme me le disait voici quelques années un pilote de Seine : "On a beau disposer à bord de toutes sortes de machines de détection, seul le cerveau a la capacité d'anticiper". Qu'ajouter à ça ?
J'ai plein de cartes routières chez moi. Certaines sont très vieilles et ont bien "vécu". Je les garde précieusement, de même que les atlas de mon grand-père. De nouvelles routes ont poussé, des paysages ont changé. Mais comme pour toute lecture, ces feuillets pliés en accordéon se sont imprégnés de rêves récents et anciens. Je les parcours souvent pour me remémorer mes trajets passés ou en préparer d’autres.
Car si la carte n'est pas le territoire, elle en est l'indispensable avant-goût.

J'espère que mes amis utilisateurs de GPS ne m'en voudront pas :-) !

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Nous ne t'en voudrons pas! Et tu as bien raison : la carte est la seule à nous faire rêver de l'espace, le GPS ne nous donne que des directions --ce qui n'est pas sans charme si l'on veut conduire un peu "vite" en montagne et anticiper les virages.
L'esprit et la lettre? Je dirais plutôt l'espace et le temps (la forme et la fonce "attention, vitesse limitée"!) : le GPS accompagne la réalisation du désir né "sur" la carte, il nous dit combien de temps nous avons à attendre cette rencontre qui pourra nous combler.
Mais rien ne vaut peut-être les flâneries sans préludes instrumentaux!

Anonyme a dit…

Vos articles sont rares mais toujours intelligents, réfléchis, argumentés.
Quelle belle ode à la carte routière ! En vous lisant remonte de ma mémoire la fébrilité des veilles de départ en vacances, lorsque, tandis que ma mère officiait à l'organisation des valises, mon père planchait sur ses cartes, crayon en main, recopiant sur un petit carnet les distances, les haltes possibles, se délectant au passage des noms de lieux-dits improbables (...La Croix de Mounouf, Fraifontaine, Cougousse...)
Ceci dit j'ai un GPS, pour le plaisir de le faire taire lorsque j'en ressens le besoin...

Merci pour votre blog,
Dominique

Côté Arcades a dit…

Moi aussi je ne suis pas très GPS... Je préfére les cartes, préparer l'itinéraire... Je suis co-pilote... J'ai pas le permis !!! A 34 ans c'est pas une honte ça !!! Mais c'est bien de se faire promener !!!

panti a dit…

Moi je n'ai pas de Gps,mais je sais lire une carte!!!!!!
Bisous du soir et merci pour ton passage chez moi...
maman mule

Philippe a dit…

Quand la technique avance la poésie recule...
Je me préserve pour ma part solidement des GPS en n'ayant pas de voiture. Quant à mon plan de Paris, pas question de lui faire des infidélités : son incapacité à parler lui vaut toute ma reconnaissance.