vendredi 26 septembre 2025

Le tunnel fantôme, un billet de terreur horrible !


 

C'est vrai, je recherche les curiosités et les lieux insolites. Parfois ce sont eux qui viennent à moi. On peut éprouver le frisson de l'étrange à quelques pas de chez soi, et j'en veux pour preuve une aventure vécue à l'été 2024.
30 août 2024. Je viens de faire quelques courses, histoire d'assurer ma subsistance pour les quarante-huit heures à venir. Je décide de prendre le chemin des écoliers pour regagner mes pénates, en me fiant à mon sens de l'orientation et à la connaissance suffisante (croyais-je) que j'ai du secteur. Et puis il y a la boîte à poissons pour me guider et éventuellement me sortir d'un mauvais pas. Je suis un peu excitée à l'idée de me perdre - un peu mais pas trop quand même. Allons-y !
Après quelques kilomètres, je me rends compte que mon trajet ne me mène pas tout à fait à la destination envisagée. Après la campagne, me voilà dans une zone boisée et vallonnée à la fois connue et inconnue. Certes, c'est là tout le charme et le sel des voyages. Une pluie de fin d'été tombe avec constance. Et le chemin des écoliers prend un tour assez flippant
Soudain, au beau milieu de la forêt, après un tournant, se dresse un talus, une colline, que sais-je ? coupé de biais par la chaussée. Et ce qui ressemble à l'entrée d'un tunnel, disons d'un goulet très noir dans lequel s'engouffre la départementale. 
Passé mon saisissement, ma première pensée est pour le "pont des imbéciles" de ma petite ville du Nord : un pont routier qui enjambe les voies ferrées à proximité de la gare. Autour de D., on compte d'autres ponts des imbéciles, qui se distinguent par une circulation alternée. Je me suis déjà interrogée sur l'origine de cette appellation : s'agit-il d'ouvrages imaginés en dépit du bon sens et se révélant, une fois en service, peu commodes à l'usage, voire dangereux ? Ou de ponts tout à fait conformes que seuls les abrutis trouvaient mal foutus et empruntaient de travers ? A ce jour, la question n'est pas réglée...
Ici il est clair que deux véhicules ne peuvent se croiser dans ce coupe-gorge. A ses extrémités (si toutefois il a une sortie), la circulation alternée est réglée par un feu tricolore. La tête pleine de questions et d'épouvante, je me suis arrêtée au rouge. Et j'attends.
Sauf à faire demi-tour sur cette chaussée étroite qui ne se prête guère aux manœuvres hardies, je vais devoir passer sous ce truc infâme. Quelle horreur. 
La pluie continue de tomber tandis que face à moi des voitures débouchent du boyau obscur, feux allumés. Une peur inarticulée aux accents de panique m'a envahie. Je surveille le feu tricolore ; j'ai même le temps de sortir mon téléphone de mon sac pour immortaliser rapidement ce lieu sinistre, l'invraisemblable présence de cette noirceur au cœur de cette verdure, pour me prouver et prouver aux autres que je n'ai pas cauchemardé. Si j'en sors.
Le feu passe au vert. J'enclenche la première, appuie sur l'accélérateur, parcours quelques mètres et, retenant mon souffle, je m'engage sous l'arche de béton sale pour m'enfoncer dans l'obscurité. Mes espoirs ne sont pas déçus. Le passage est étroit. C'est le train fantôme des ducasses de mon enfance mais ici rien n'est factice. Les parois - briques noircies - ruissellent abondamment. Ne sont-elles pas en train de se rapprocher pour me broyer toute crue dans la Petite Tine, m'enserrer dans leur étau gluant ? Je lis alors le court roman "culte" d'Arthur Machen Le grand dieu Pan. Du coup je songe à ce Grand dieu Pan terrifiant, ce qui n'est guère un réconfort. Les murs enduits de suie et de crasse sont ceux des bas-fonds londoniens à l'époque de Machen et de Dickens, des quartiers glauques décrits par Stevenson.
Je suis sûre que Zola aurait beaucoup aimé. Pour sa Bête humaine. Quant à Shirley Jackson, elle y aurait placé une de ces scènes dont elle avait le secret, dans laquelle la réalité se distord, sans qu'on sache si c'est une illusion ou si les trois dimensions sont réellement le jouet d'une puissance surnaturelle.
Je me contrains à inspirer à fond.  Enfin je sors de ce cloaque et retrouve la lumière, secouée. Je bénis la pluie dont ce parcours souterrain m'a brièvement séparée.
Adieu chemin des écoliers. Je rentre au bercail fissa !
Une fois rangées mes provisions, je consulte une carte routière pour refaire mon itinéraire a posteriori, à l'abri des éléments et des curiosités architecturales qui vous guettent au tournant. Je veux surtout m'assurer, je crois, que je n'ai ni rêvé ni halluciné. Que l'endroit existe bel et bien. Lui attribuer une réalité objective me permettra de minimiser mon expérience. Peut-être même d'en rire ? De fait l'indication d'un tunnel figure bien sur la départementale que j'ai suivie. Je remarque les toponymes à proximité : "Côte de l'Enfer", "Malzaize". Ils laissent à penser que d'autres ont éprouvé dans ces parages la même angoisse indistincte...
Avouerais-je que mon inclination pour le surnaturel a été quelque peu frustrée ? Mais qu'aurais-je fait si je n'avais trouvé sur la carte nulle mention, nulle trace de ce lieu ?...
Renseignements pris sur la Toile, le tunnel est sans doute contemporain du viaduc ferroviaire de Barentin, sur la ligne Paris-Le Havre, à trois ou quatre kilomètres à l'ouest. Un ouvrage conçu par un ingénieur anglais du nom de Joseph Locke. On doit à ce monsieur quelques "monuments" du génie civil très similaires en Angleterre et en France. La brique, toujours, emblématique de la révolution industrielle. Brique usinière et menaçante. Brique laborieuse des ciels gris...
Quelques semaines plus tard, je me suis à nouveau rendue sur les lieux avec, cette fois, une présence chère au volant. Une présence chère qui croyait à peine à ma description, la jugeant même carrément exagérée, avant de passer dans ce boyau infernal. Eh oui, le coin est lugubre. J'ai pu regarder autour de moi, lever les yeux. La voûte se perd dans les ténèbres. L'éclairage est fourni par des lanternes à la lumière pauvre et jaunâtre et comme suspendues dans le vide. Une misère... Les murs sont par place dégarnis de leur revêtement et les grandes plaques de briques nues évoquent une maladie de peau ; ils suintent un peu moins mais n'ont pas perdu leur potentiel inquiétant.
Encore une fois, j'ai éprouvé une sensation de suffocation.
Des réminiscences littéraires et dans une moindre mesure cinématographiques ne peuvent suffire à expliquer l'effet du tunnel sur mon esprit. Peut-être que, mêlées à un fond de claustrophobie...
Peut-être, aussi, simplement, une femme seule en voiture aux confins des terres connues, son imagination pour toute compagnie, par une soirée pluvieuse de fin d'été.




Que tombent ces vagues de briques
Si tu ne fus pas bien aimée
Je suis le souverain d'Égypte
Sa sœur-épouse son armée
Si tu n'es pas l'amour unique.

vendredi 18 avril 2025

Chalet de Blanquetaque : les chasses du comte Auguste



"Ne demande jamais ton chemin à quelqu'un qui le connaît, de peur de ne jamais te perdre !"

Rabbi Na'hman de Breslev


Sur mon itinéraire entre la sortie de l'autoroute A 28 et Saint-Valery-sur-Somme, j'ai repéré à plusieurs reprises un curieux bâtiment, visible au loin depuis la route. Avec son architecture qui rappelle le style néo-gothique et sa silhouette vaguement inquiétante, il ne manque pas de se faire remarquer et de surprendre, seul élément vertical en terrain plat, pour peu qu'on cherche à en deviner l'apparence et l'usage. Pour peu, aussi, qu'on ne cherche pas à gagner un concours de vitesse (d'autres conducteurs y pourvoient) et qu'on observe l'allure modérée qui sied à la promenade.
Par ailleurs, nulle route ne semble y mener.

Moulin ? Chapelle ? Mausolée ? Station de pompage ? Ou tout autre chose ? Je dois me contenter de hasarder des suppositions. 

L'énigme reste opaque jusqu'à ce que je me décide, en octobre dernier, au retour d'une virée en baie de Somme, à me pencher sérieusement sur la question. Mon appli IGN indique, dans le secteur correspondant, une construction baptisée "Chalet du Gué de Blanquetaque". Il se peut qu'il s'agisse du fameux bâtiment. "Blanquetaque" c'est, en picard, la "tache blanche". Quant à l'appellation de "chalet", elle me laisse perplexe. Mais j'ai pu mettre un nom sur ce lieu et il ne me reste plus qu'à suivre sur la Toile la piste ainsi ouverte.

Bingo ! Un premier site montre des photos de la "chose" que je découvre avec étonnement. Le "chalet" n'a pas seulement l'air bizarre, aperçu à distance : il est bizarre. Il s'élève, insolite, au sein d'un décor d'herbages et de bosquets. D'après le texte qui accompagne des photos, il s'agit d'un pavillon de chasse construit au début du siècle dernier pour le comte d'Hardivilliers (1841-1927), qui possédait alors trois cent cinquante hectares de terres alentour. Je connais ce nom : je traversais le village d'Hardivilliers, dans l'Oise, sur ma "route historique", lorsque je venais en Normandie, autrefois... Le site abrite aujourd'hui une "station biologique".

Les images montrent une construction de plan carré posée sur un soubassement de briques qui tient lieu de terrasse, telle une de ces pièces montées qui font le vrai succès des mariages mémorables. Le site mentionne son "style Art Nouveau". Il me semble à moi que l'architecture n'est pas uniforme ou plutôt n'a pas de parti pris esthétique bien tranché. C'est une tour de guet, un donjon miniature pourvu d'échauguettes à ses angles. Sa conception répond sans doute idéalement à sa destination : la chasse au gibier d'eau.

La prochaine fois, je me promets de dénicher la route qui le dessert.

Voici quelques jours, donc, je quitte Saint-Valery en fin d'après-midi après avoir lancé le GPS de mon téléphone, déterminée à poursuivre ma quête et dénicher le relais de chasse du comte Auguste Henri Ernest d'Hardivilliers. La voix féminine qui sort du haut-parleur est censée me guider jusqu'au "Gué de Blanquetaque". Las ! La première route indiquée est un chemin de terre ou plutôt de calcaire concassé qui s'enfonce entre deux taillis. Ce n'est sûrement pas là ! J'interroge à nouveau l'oracle synthétique qui m'enjoint à poursuivre ma route, à tourner à gauche, puis encore à gauche. Il me semble que ces détours insensés m'éloignent de mon but, et je commence à douter sérieusement. Enfin, dans une sorte de cul-de-sac, la "route" continue, mais sous la forme d'une piste blanche caillouteuse et poussiéreuse que n'empruntent sûrement que des engins agricoles.

Je me renseigne auprès de deux riverains. Oui, il existe d'autres accès, mais ils sont tous du même acabit. Enfin, l'un est peut-être plus uniforme sous les pneus... Je le trouve et m'y engage, non sans appréhension. J'avance en territoire inconnu. C'est l'aventure ! Le volant vibre de façon assez effrayante, mais les amortisseurs ne paraissent pas trop souffrir. La chaussée est étroite. Je croise deux ou trois véhicules qui soulèvent dans leur sillage de denses nuages blancs. Il faut mordre sur le bas-côté herbu (mais ferme), ou s'arrêter pour laisser le passage. Qui peut se risquer par ici, hormis des biologistes, des spécialistes de l'environnement et quelques mabouls dans mon genre ? La manœuvre s'effectue de part et d'autre sans rechigner. J'en conclus que les conducteurs sont familiers des lieux.

Après deux ou trois kilomètres éprouvants à vitesse (très) réduite, l'édifice qui m'a valu ces affres se révèle au sortir d'un brouillard de poussière blanche. Drôle de bâtisse, vraiment. On hésite à la qualifier : aimable demeure de plaisance ou sinistre bastion. Elle tient un peu des villas Belle Epoque des stations balnéaires de la côte picarde, un peu de l'architecture navale, avec son toit en carène renversée, un peu des manoirs d'opérette d'une principauté ruritanienne, avec ses tourelles à clocheton pointu. 



Les yeux levés, j'en fais lentement le tour, je détaille ses différentes facettes. Tout semble désert : nulle âme qui vive, ni dehors, ni dedans, en dépit de la présence de trois voitures - couvertes de cette poussière blanche qui est la signature du site - garées au pied du soubassement. Le sol est spongieux, gorgé d'eau et, par endroit, s'enfonce sous le pied. Il faut prendre garde. D'étranges cris d'animaux se font entendre, dont je ne peux identifier les "émetteurs". Un TER passe sur la voie ferrée qui court au sommet du talus. Comme dans le tableau de Hopper... Hormis cela, le silence de la solitude. 

Je m'interroge. Quel homme pouvait être le propriétaire ? Un riche excentrique, qui n'hésita pas à mettre en œuvre des moyens considérables pour concrétiser une idée folle ? Cette construction reflète-t-elle sa personnalité ? Quels liens affectifs l'unissaient-ils à son "chalet" ? S'y retrouvait-on souvent et comment y vivait-on, d'ailleurs ? Les dîners des chasseurs ressemblaient-ils aux joyeuses assemblées des Contes de la bécasse ? Le maître de céans et ses commensaux faisaient-ils preuve d'autant de verve et d'esprit que d'appétit ? Je n'attends, bien sûr, pas de réponses...






Ma curiosité à demi satisfaite mais avec le sentiment du devoir accompli, j'ai repris la route, c'est-à-dire que j'ai de nouveau affronté le chemin poudroyant avant de retrouver les larges voies goudronnées de la civilisation. La vision mentale du comte Auguste s'est soudainement imposée à moi avec une évidence indiscutable et une précision troublante. Debout sur la terrasse, en veston en tweed de chez le bon faiseur et casquette de tweed itou, fusil à l'épaule, il observait aux jumelles l'étendue rase des marais, scrutant touffes d'herbes et roseaux, cherchant des yeux quelque spécimen de la faune emplumée. Il semblait attentif et satisfait. La matinée était ensoleillée. La chasse serait bonne.

Que reste-t-il des équipées cynégétiques du comte ? L'écho même des détonations des fusils s'est perdu. Auguste Henri Ernest est mort voici près de cent ans, et son vaste domaine a été au fil du siècle démembré. Le fond de la Baie peu à peu délaissé par le flux des marées s'est lentement envasé. Les mouvements, parfois conjoints, parfois décorrélés, parfois antagonistes, des fleuves et des sociétés humaines ont refaçonné le paysage. Hiératique, solitaire et indifférent à la dérive du temps, le pavillon contemple toujours de haut les pâturages et les molières* sillonnés d'étroits canaux, à la lisière d'un monde hybride, incertain, où la terre ne se distingue parfois pas de l'eau. Chef dressé, cou tendu face au soleil levant, il veille, posté à l'affût du vol des migrateurs, sentinelle à l'inlassable patience.


Les plus curieux de mes lecteurs parcourront avec fruit la fiche établie par l'inventaire architectural des Hauts-de-France : 

https://inventaire.hautsdefrance.fr/dossier/IA80007323#historique


*Prairies inondables

Illustration : La maison près de la voie ferrée, Edward Hopper