Voici quelques années, j'avais écrit un billet sur le thème de l'île dans la littérature, essentiellement la littérature policière. Il manquait (entre autres) à ce corpus une île mythique. Et terrifiante. Je viens de terminer le roman-culte de H. G. Wells. J'ai refermé le bouquin gagnée par le malaise du narrateur. C'est que le pauvre, fortement ébranlé par son séjour sur cette terre "isolée" - et surtout par les rencontres qu'il y a faites - a consommé sa rupture avec le monde des hommes tel qu'il l'avait quitté.
L'île du Dr Moreau. Quelques kilomètres-carrés perdus dans l'océan, où il vaut mieux ne pas se hasarder seul. Où il vaut mieux ne pas se hasarder du tout - mais quand la goélette sur laquelle vous voyagiez fait naufrage, tel Edward Prendick, le narrateur, a-t-on l'embarras du choix ? L'équipage du bateau qui l'a recueilli, avec ses figures qui semblent de malhabiles, grotesques ébauches d'hommes, apparaît d'emblée comme des plus étranges et inquiétants au naufragé, sans que ce dernier puisse formuler en quoi. Tout aussi déroutante est la "cargaison" : des animaux sauvages - dont un puma, qui jouera tout au long de l’œuvre un rôle-clé.
Prendick est soigné à bord par un autre passager, le Dr Montgomery, médecin, alcoolique, la lèvre molle, dont il apprend qu'il est l'assistant du Dr Moreau, établi sur une île tropicale. Leur destination. Le nom de Moreau n'est pas inconnu à Prendick. Il se souvient avoir lu des années auparavant une brochure sur le fameux physiologiste, son audace inégalée, son franc-parler et ses glaçantes expérimentations...
Une fois sur l'île, à peine rétabli, Prendick comprend vite en quoi consiste l'activité des deux scientifiques et, partant, quel est le sort réservé aux animaux. De fait les deux hommes se livrent à d'inimaginables, cruelles expériences sur ces différents spécimens de la faune : vivisections, mutilations, greffes qui visent à "fabriquer" des "hommes", dotés de conscience et de langage. Expériences d'autant plus absurdes qu'elles sont sans finalité précise, mais poussées toujours plus loin. Moreau vise-t-il à quelque progrès, quelque succès scientifique ? Même pas. Il incarne le mythe du savant fou pris dans la spirale de son propre jeu, qui voit dans le fruit de ses "travaux" le reflet de son génie...
Ces hommes-bêtes vivent sous la domination de Moreau
et la dictature de la Loi, qui les rappelle à leur nouvelle "dignité" et
proscrit tout comportement "bestial", et en débitent en boucle les
"articles", mantras hypnotisants qui s'achèvent par "Ne sommes-nous pas
des Hommes ?" A la sauvagerie de l'île répondent la sourde menace que sécrètent les hybrides et la noire perversion des desseins du "Maître", amplifiées par la "caisse de résonance" qu'est ce monde clos. Prendick est partagé entre la pitié et l'horreur devant ces êtres qui souffrent, écartelés entre leurs instincts originels et l'étincelle d'humanité instillée par Moreau. Le "bon docteur" perdra le contrôle sur ces "brutes" et de ses résultats lamentables paiera le prix fort, tué par l'"Homme-Puma" - issu d'une longue série de tortures -, de même que Montgomery. Les hommmes-bêtes, désormais livrés à eux-mêmes, prêteront un semblant d'allégeance à Prendick avant de retourner peu à peu à leur condition initiale, perdant parole et comportements humains. Les funestes travaux de Moreau auront donc été vains. Faut-il voir une "morale" dans cette revanche, en quelque sorte, de la vie outragée par cette violence frénétique et dépourvue de sens ?
Mais qu'est-ce qui pousse donc les hommes à vouloir rivaliser avec Dieu ? A se prendre pour Dieu ? A vouloir jouer les apprentis-sorciers et marquer la nature de leur empreinte à travers des attitudes au mieux inconscientes, au pire criminelles. L'argument du roman n'est pas sans rappeler le Jurassic Park de M. Crichton porté à l'écran par Spielberg. On dit que ce dernier a fait quelques emprunts à l’œuvre de Wells. On pense aussi, bien sûr, au Frankenstein de Mary Shelley.
Si le style a quelque peu vieilli - nous sommes à la fin du XIXe siècle - les questions soulevées sont bien actuelles, alors que l'on parle de thérapie génique, de greffes de membres ou de visages, d'allogreffes, et que restent dans nos mémoires les expériences menées sous couvert de recherche médicale - on peut évoquer non sans effroi Josef Mengele et le moins "célèbre" mais non moins sinistre Aribert Heim, "Docteur la Mort", qui sévirent dans les camps d'extermination durant la Seconde Guerre mondiale, avec le même mépris de la douleur et de la vie humaine... Et de constater - sans trop de surprise - qu'il n'existe de monstres que chez l'homme. Y en a-t-il un en chacun de nous ? Qu'est-ce que l'humanité ? Qu'est-ce qui la sépare de l'animalité ? Oui, où est la frontière ? L'animal est-il un homme inachevé ou l'homme, créature douée d'une conscience qui le rend comptable de ses bonnes comme de ses mauvaises actions, est-il un animal ironiquement dénaturé par une aberration biologique ? Quelle que soit la réponse, il nous faut vivre porteurs de cette dualité.
Cette œuvre fantastique, publiée en 1896 en Angleterre, en 1901 en France, est le roman de la folie humaine et de l'innocence animale dévoyée. Tout comme le regard de Prendick sur ses congénères : hanté à jamais par son expérience délétère, il est condamné à voir la bête sous le masque humain, telle une menace immanente. Il fuira leur compagnie pour celle des livres et des étoiles.
Vous aussi, peut-être, après cette lecture, chercherez - et distinguerez - l'animal chez nos semblables...
L'île du Dr Moreau est disponible chez Folio.
Mais qu'est-ce qui pousse donc les hommes à vouloir rivaliser avec Dieu ? A se prendre pour Dieu ? A vouloir jouer les apprentis-sorciers et marquer la nature de leur empreinte à travers des attitudes au mieux inconscientes, au pire criminelles. L'argument du roman n'est pas sans rappeler le Jurassic Park de M. Crichton porté à l'écran par Spielberg. On dit que ce dernier a fait quelques emprunts à l’œuvre de Wells. On pense aussi, bien sûr, au Frankenstein de Mary Shelley.
Si le style a quelque peu vieilli - nous sommes à la fin du XIXe siècle - les questions soulevées sont bien actuelles, alors que l'on parle de thérapie génique, de greffes de membres ou de visages, d'allogreffes, et que restent dans nos mémoires les expériences menées sous couvert de recherche médicale - on peut évoquer non sans effroi Josef Mengele et le moins "célèbre" mais non moins sinistre Aribert Heim, "Docteur la Mort", qui sévirent dans les camps d'extermination durant la Seconde Guerre mondiale, avec le même mépris de la douleur et de la vie humaine... Et de constater - sans trop de surprise - qu'il n'existe de monstres que chez l'homme. Y en a-t-il un en chacun de nous ? Qu'est-ce que l'humanité ? Qu'est-ce qui la sépare de l'animalité ? Oui, où est la frontière ? L'animal est-il un homme inachevé ou l'homme, créature douée d'une conscience qui le rend comptable de ses bonnes comme de ses mauvaises actions, est-il un animal ironiquement dénaturé par une aberration biologique ? Quelle que soit la réponse, il nous faut vivre porteurs de cette dualité.
Cette œuvre fantastique, publiée en 1896 en Angleterre, en 1901 en France, est le roman de la folie humaine et de l'innocence animale dévoyée. Tout comme le regard de Prendick sur ses congénères : hanté à jamais par son expérience délétère, il est condamné à voir la bête sous le masque humain, telle une menace immanente. Il fuira leur compagnie pour celle des livres et des étoiles.
Vous aussi, peut-être, après cette lecture, chercherez - et distinguerez - l'animal chez nos semblables...
L'île du Dr Moreau est disponible chez Folio.
3 commentaires:
Merci Rafaèle pour ce billet qui donne très envie de lire le livre. Je vais me le procurer sans tarder beaucoup je pense. Et je suis ravi de voir votre blog reprendre vie.
Voilà, je l'ai acheté !
Finalement donc, "l'animal on est bien et non mal" et la plus scandaleuse des représentations humaines est de désigner chaque défaut humain par un animal.
On dit que l'homme est un loup pour l'homme, mais hélas, il est un homme pour le loup. Le pire peut-être c'est que de tels livres nous donnent conscience de notre humanité et que nous n'en tenons pas compte, bien au contraire.
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