J'ai célébré le basculement dans l'an 2000 avec des amis autour d'une bouteille de Roederer millésimée 1969. Retrouvée dans ma cave, elle avait échappé au pillage de septembre 96 lors duquel beaucoup de ce que la maison recelait d'alcoolique, vins et parfums, avait disparu. Il pouvait en sortir du correct, du moyen, ou de l'imbuvable. Je supputais mais à vrai dire je n'en savais rien. Je ne m'attendais certainement pas à du grandiose. Je dis "le passage à l'an 2000", mais nous n'avions pas attendu les douze coups de minuit. La rescapée était l'objet de toutes les attentions, de toutes les curiosités, de toutes les attentes. Attentes de la révélation. Et puis nous avions soif, ce qui est la meilleure raison de se désaltérer. Il y a de la fébrilité dans l'air. Un des garçons se dévoue pour déboucher la bouteille. Un "pop" discret, à peine perçu par l'assistance, souffle retenu. Le vin est doré, ambré. Il frémit à peine dans les flûtes, mais suffisamment pour rappeler sa nature et ses origines. Il libère sur les papilles des saveurs d'amande, de miel et de raisins secs. Les bulles ont perdu leur agressivité. C'est une merveille. Nous savourons religieusement le vénérable. Nous avons conscience que cet instant est sans prix. La mémoire gustative, la mémoire tout court, en resteront longtemps marquées.
J'ai pensé à ces moments lorsque j'ai redécouvert Yvresse, lancé en 1993 par la maison Yves Saint-Laurent. Le testeur, esseulé sur le rayon du bas, s'ennuyait. Il y a longtemps qu'il n'est plus sous les feux de la rampe. Je me suis dit "Pourquoi pas ?". Baptisé Champagne à sa naissance, son nom lui fut finalement retiré, histoire de ne pas s'attirer davantage les foudres (si je puis dire) des vignerons champenois fort marris de ce sacrilège, et remplacé par un autre, plus politiquement correct dirons-nous, plus propre en tout cas à ménager les susceptibilités.
Le jus est agréable, sans arrière-pensée ni discours alambiqué. Dès la première bouffée, une cascade de bulles fruitées éclate joyeusement sous le nez, comme pour induire un mimétisme avec le breuvage festif. Ces accents fruités - nectarine à pleine maturité et litchi - peuvent suggérer davantage l'asti spumante que le champagne, mais Yvresse est une évocation, un esprit, pas une transcription littérale (le meilleur champagne répandu sur un vêtement prend d'ailleurs vite un relent de vinasse). Son "nez" rappelle aussi celui d'un vin blanc sec et fruité, comme le muscat d'Alsace ou la colombelle, ou moins sec, comme le tariquet, ce blanc moelleux des Côtes de Gascogne.
Ambre Gris parle quant à elle fort justement de pêche blette et de noix. Je décèle moi aussi le brou de noix, une odeur de feuilles mortes, c'est l'odeur que l'air charrie dans les rues au début de l'automne, alors que les arbres se déplument et que se dispersent les dernières bouffées d'été. Nectarine ou pêche, litchi. Fruit d'été, fruit d'hiver, présent sur nos tables de fêtes. Des fruits auxquels on aurait soustrait leur sucre - Yvresse n'a rien de sirupeux - et qu'on retrouve tout au long de l'évolution. Leur chair est infusée de l'amertume de la mousse de chêne (ou du composant qui lui a été substitué) et de la noix humide, fraîchement récoltée, citée plus haut. La rose est présente mais diffuse, au second plan. J'imagine un bouquet d'opulentes roses anciennes qui s'effeuillent lentement et déposent sur le buffet de délicates coquilles blanc nacré ourlées de lie-de-vin...
La diffusion et la tenue sont remarquables. Une touche parfumée, pliée en deux et glissée dans une poche, a imprégné deux épaisseurs de textile. Sur la peau, il se prolonge à n'en plus finir et s'adoucit d'accents lactés. Il possède également un petit côté "chimique" qui se révèle par moment (les fruits "reconstitués" ?), mais domine surtout son côté "chic" et "couture", qu'il faut assumer... En cela il écrase la plupart des lancements "mainstream" de ces dernières années, prédateurs des rayonnages, qui ne savent plus nous offrir ni élégance ni rêve...
Dans la famille des chyprés-fruités, ses grands ancêtres sont Mitsouko et Femme. Cependant, outre son nom originel, je vois en Yvresse une filiation évidente avec Royal Bain de Champagne, lancé en 1941 par Caron. Un nom d'autant plus provocateur (aujourd'hui tronqué en Royal Bain - pour les raisons citées plus haut ?) que l'époque ne se prêtait pas aux débordements de joie. Le contexte était bien différent au début des années 90. Mais le Caron et l'YSL peuvent apparaître tous deux comme des phénomènes de... résistance. La folie, l'insouciance salvatrices opposées au climat plombé. Fort de sa "mission", Yvresse/Champagne a gardé son insolence à toute épreuve et insuffle un grain d'optimisme lorsque le temps et les temps sont gris. Comme une petite coupe...
Le parfum dégage une spontanéité et une euphorie subtilement tempérées par une tonalité automnale mélancolique, derniers éclats d'une beauté mûrissante. Manquent peut-être le pouvoir émotionnel, la poésie de mes anciens Guerlain. Leur moelleux, aussi, leur côté réconfortant, rassurant. Mais ne comparons que ce qui peut être comparé. Soyons légers ! Et goûtons pleinement la saveur de ce nectar-là.
Yvresse d'Yves Saint-Laurent, création de Sophia Grojsman, 1993.
Illustration : champagnes Chanoine.
J'ai pensé à ces moments lorsque j'ai redécouvert Yvresse, lancé en 1993 par la maison Yves Saint-Laurent. Le testeur, esseulé sur le rayon du bas, s'ennuyait. Il y a longtemps qu'il n'est plus sous les feux de la rampe. Je me suis dit "Pourquoi pas ?". Baptisé Champagne à sa naissance, son nom lui fut finalement retiré, histoire de ne pas s'attirer davantage les foudres (si je puis dire) des vignerons champenois fort marris de ce sacrilège, et remplacé par un autre, plus politiquement correct dirons-nous, plus propre en tout cas à ménager les susceptibilités.
Le jus est agréable, sans arrière-pensée ni discours alambiqué. Dès la première bouffée, une cascade de bulles fruitées éclate joyeusement sous le nez, comme pour induire un mimétisme avec le breuvage festif. Ces accents fruités - nectarine à pleine maturité et litchi - peuvent suggérer davantage l'asti spumante que le champagne, mais Yvresse est une évocation, un esprit, pas une transcription littérale (le meilleur champagne répandu sur un vêtement prend d'ailleurs vite un relent de vinasse). Son "nez" rappelle aussi celui d'un vin blanc sec et fruité, comme le muscat d'Alsace ou la colombelle, ou moins sec, comme le tariquet, ce blanc moelleux des Côtes de Gascogne.
Ambre Gris parle quant à elle fort justement de pêche blette et de noix. Je décèle moi aussi le brou de noix, une odeur de feuilles mortes, c'est l'odeur que l'air charrie dans les rues au début de l'automne, alors que les arbres se déplument et que se dispersent les dernières bouffées d'été. Nectarine ou pêche, litchi. Fruit d'été, fruit d'hiver, présent sur nos tables de fêtes. Des fruits auxquels on aurait soustrait leur sucre - Yvresse n'a rien de sirupeux - et qu'on retrouve tout au long de l'évolution. Leur chair est infusée de l'amertume de la mousse de chêne (ou du composant qui lui a été substitué) et de la noix humide, fraîchement récoltée, citée plus haut. La rose est présente mais diffuse, au second plan. J'imagine un bouquet d'opulentes roses anciennes qui s'effeuillent lentement et déposent sur le buffet de délicates coquilles blanc nacré ourlées de lie-de-vin...
La diffusion et la tenue sont remarquables. Une touche parfumée, pliée en deux et glissée dans une poche, a imprégné deux épaisseurs de textile. Sur la peau, il se prolonge à n'en plus finir et s'adoucit d'accents lactés. Il possède également un petit côté "chimique" qui se révèle par moment (les fruits "reconstitués" ?), mais domine surtout son côté "chic" et "couture", qu'il faut assumer... En cela il écrase la plupart des lancements "mainstream" de ces dernières années, prédateurs des rayonnages, qui ne savent plus nous offrir ni élégance ni rêve...
Dans la famille des chyprés-fruités, ses grands ancêtres sont Mitsouko et Femme. Cependant, outre son nom originel, je vois en Yvresse une filiation évidente avec Royal Bain de Champagne, lancé en 1941 par Caron. Un nom d'autant plus provocateur (aujourd'hui tronqué en Royal Bain - pour les raisons citées plus haut ?) que l'époque ne se prêtait pas aux débordements de joie. Le contexte était bien différent au début des années 90. Mais le Caron et l'YSL peuvent apparaître tous deux comme des phénomènes de... résistance. La folie, l'insouciance salvatrices opposées au climat plombé. Fort de sa "mission", Yvresse/Champagne a gardé son insolence à toute épreuve et insuffle un grain d'optimisme lorsque le temps et les temps sont gris. Comme une petite coupe...
Le parfum dégage une spontanéité et une euphorie subtilement tempérées par une tonalité automnale mélancolique, derniers éclats d'une beauté mûrissante. Manquent peut-être le pouvoir émotionnel, la poésie de mes anciens Guerlain. Leur moelleux, aussi, leur côté réconfortant, rassurant. Mais ne comparons que ce qui peut être comparé. Soyons légers ! Et goûtons pleinement la saveur de ce nectar-là.
Yvresse d'Yves Saint-Laurent, création de Sophia Grojsman, 1993.
Illustration : champagnes Chanoine.
4 commentaires:
Pour moi le Parfum est l'un des Beaux-Arts.
hum...avoir une petite orgue à parfum...
Peut-être connaissez-vous les livres de Annick Le Guérer : Les pouvoirs de l'odeur ou Le parfum. Ils sont passionnants.
Amitiés
Pascale
Pétillant sans être superficiel.
Savant sans manquer d'esprit.
Te lire et te relire nous régale et nous instruit. Quel doux et intense plaisir des mots et des choses dégustées et senties.
Waouh !
Comme tu écris décris bien les parfums ! Enivrant !
Bisous
Une femme sans parfum est une femme sans avenir.
(Coco Chanel)
Et toi je pense que tu as choisi le bon parfum!!
Bisous du jeudi
Maman mule
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