mardi 25 octobre 2016

A la poursuite d'Octobre Roux (cat hunt)

 
 Vous êtes bien sérieux, jeune homme !

 En flagrant délit de grignotage ?

 Toumaï, chat cul-de-jatte ?

Samedi 25 octobre 2014. Je sors de chez mon bon docteur. Son cabinet est situé à l'autre bout de la ville ; j'ai ma voiture et suis garée sur une vaste place toute proche, bordée de hautes maisons bourgeoises d'inspiration hispano-mauresque. Le quartier, autrefois animé, est aujourd'hui réduit au statut de cité-dortoir.
Il fait gris, il pleuvine et je me hâte de regagner la Petite Tine. Sur le pas d'une porte, un chat boit du lait dans une écuelle. Je me penche pour le caresser quand soudain la porte s'ouvre et laisse échapper un chaton roux et blanc. Je lève les yeux, étonnée, sur la femme qui vient d'apparaître sur le seuil. "Vous le laissez s'enfuir ?" "Il n'est pas à moi, il est entré dans la cave par un soupirail. C'est un chat abandonné." Ah bon. Elle a l'air désolée mais aussi résolue à se débarrasser de l'intrus. Moi je l'aurais gardé, ce minet. Il est là, sur le trottoir, il s'éloigne sous la pluie fine en boitillant me semble-t-il. La scène me fend le cœur. Je me décide, vite. Je dis au revoir et repars vers ma voiture, le temps de passer un coup de fil. Lorsque je sors de la Petite Tine, la bête s'est volatilisée. Happée par un autre soupirail ? Cachée sous une voiture ? Je reprends le volant, fais le tour de la place. Pas de chaton bicolore. Je dois faire quelques courses, mais son éviction me reste en travers de la gorge, et je ne cesse d'y penser. Mes achats expédiés, tant ce malheureux m’obsède, je reprends la direction de la place, j'en fais à nouveau le tour - avec la Petite Tine aux flancs ornés de coquelicots, je vais me faire repérer - et rentre finalement bredouille à la maison. Je viens de m'attribuer le rôle de sauveuse et ce chat, je le veux ! Je pense déjà à des noms, parmi lesquels Toumaï arrive en tête.
Je ne cesse de ressasser la vision du chaton trottinant sous la pluie, image même de la détresse et de l'abandon. Je n'arrive pas à me faire une raison. Et je reprends le chemin de la fameuse place, en compagnie de ma mère cette fois : deux paires d'yeux ne seront pas de trop pour scruter les lieux, soupiraux, appuis de fenêtres et dessous de voitures. En vain.
Pour nous consoler, nous décidons de filer acheter des pâtisseries sur la route de la grande ville voisine. Las ! En ce samedi après-midi, toutes les voitures des environs semblent s'être donné rendez-vous à la sortie de l'autoroute, et nous nous retrouvons dans un embouteillage bien compact. Je perds patience. Une échappatoire - la route du retour - s'offre à moi et je m'y engage sans regrets. Tant pis pour les gâteaux ! Ce sera en outre l'occasion de partir une dernière fois à la recherche du petit roux et blanc...
Nous longeons lentement la place et, miracle, non loin de l'endroit où je l'avais vu, il est là, dans l'encadrement d'un soupirail ! Je stoppe, descends de voiture et embarque "Toumaï", avec l'impression de commettre un rapt. Le chaton, pas sauvage pour deux ronds, s'installe sur la planche de bord. Nous n'avons pas parcouru trois mètres que nous croisons deux hommes à pied. L'un d'eux tend le doigt vers le pare-brise et s'écrie : "Il est là !" J'ai peut-être beaucoup de défauts, mais je ne suis pas une voleuse. Je me gare en catastrophe, descends de voiture, un peu contrite, et marche vers les deux hommes, qui se sont arrêtés et me regardent. Je m'attends à me faire copieusement "pourrir". "Bonjour. C'est votre chat ? Je suis désolée, une voisine m'a dit qu'il était abandonné. Je l'ai pris sans penser qu'il avait un propriétaire." (Comme si on pouvait être propriétaire d'un chat. Mais ce n'est pas le moment de finasser.) "Ce n'est pas grave. Il a l'habitude de suivre mon ami - le propriétaire en question désigne son compère d'un signe de la tête - qui habite ici - il montre la fenêtre d'un appartement à l'étage d'une des maisons. Je viens régulièrement le rechercher. J'ai toujours peur qu'il se fasse écraser."
J'ai pris Toumaï - qui porte encore son nom "d'origine" - dans mes bras pour le poser sur la banquette arrière avant de le restituer à qui de droit, le cœur navré. L'homme réfléchit. "Il vous plaît ?" Oh que oui ! "Je vous le donne. J'ai d'autres chats chez moi, une portée doit bientôt arriver chez ma sœur..." Il hésite un peu. "Je voudrais juste lui dire au revoir." Me laissant à ma sidération, incrédule, les mots "Je vous le donne" résonnant dans ma tête, il se penche par la portière ouverte, caresse le chaton, lui murmure quelques mots. Il se redresse. Un instant, je tremble. "C'est toujours d'accord ? Vous êtes vraiment décidé ?" "Oui. Je vais vous laisser mon numéro de téléphone, vous me donnerez de ses nouvelles." Je me confonds en remerciements. Jamais encore on ne m'a donné un chat de cette façon, sur une place solitaire où l'automne s'est abattu sur les arbres, où les feuilles jaunes et rouges tombent en un tapis encore clairsemé.
Et nous rentrons avec Toumaï, après un salut de la main à l'homme généreux, pensif... Le petit blanc et roux - il a sept mois, nous a dit son ancien "maître" - sera définitivement un chat d'octobre, un chat d'automne, lui dont la robe mêle le blanc pur au caramel blond.
C'était il y a deux ans. Toumaï, dit "Petit Bellot", s'est bien acclimaté parmi ses frères et sœurs d'adoption. Après le départ de Bosco, à la suite d'une sorte de guerre de succession, il aurait même tendance à jouer les chefs, tenant en respect de forts matous tels Chaman et Phoebus, sans compter les divers intrus qui risquent une patte dans le jardin. Il nous charme de ses grands yeux d'un vert très clair, de ses petits coups de tête donnés sur la main...
Jeune chat, il n'a bien sûr rien à voir avec Toumaï, "ancêtre de l'humanité", dont les restes furent découverts en 2001 au Tchad. Mais j'ai appris que ce nom, en langue gorane, signifie "espoir de vie".
Les chats nous amènent parfois à des rencontres singulières. Et si j'ai encore pour ce billet pillé emprunté le titre d'un célèbre roman d'espionnage et d'un film américains, c'est que je préfère, à cette famille-là, ce clan-ci.

mardi 11 octobre 2016

A la poursuite d’Octobre Rose (le manteau rouge)


C’est l’histoire d’un petit bout de ruban rose, formant une simple boucle. Je l’arbore depuis près de deux ans sur mon manteau « rouge cuit » en drap, le premier truc chaud à pointer son nez hors de ma garde-robe alors qu’un froid précoce se jette sur nous comme la faim sur le monde.
J’examine d’abord ledit manteau sous toutes les coutures, si je puis dire, pour m’assurer que les mites n’ont pas fait un festin cet été, le pis étant les dégâts vicieux, à peine détectables, qu’on ne voit qu'au moment de sortir. Tout l’art de la mite consiste à ruiner un vêtement par un trou de quelques millimètres-carrés particulièrement bien - ou mal - placé. Qu’on se le dise, les mites sont des bêtes retorses, des gouffres de perversion.
Cette année, encore une fois, mon manteau est intact. Sauf qu’il y manque ce petit bout de ruban rose, fixé par une épingle à nourrice au niveau de mon cœur. J’en suis fort marrie. Car ce ruban a une histoire. J’aime les choses - et les gens - qui ont une histoire, un parcours accompli avec moi, mais aussi avant moi. Les choses et les gens qui sont des rencontres.
Fin octobre 2014. J’ai décidé de passer l’après-midi à Lille, pour faire du lèche-vitrines, fouiner à la F**C (et peut-être discuter le bout de gras avec un vendeur passionné), prendre un café noisette à « La Chico », essayer quelques rouges à lèvres dans mes lieux de perdition préférés et faire main basse sur un tube ou deux de ce précieux et indispensable auxiliaire. Mon circuit se termine, je suis un peu fatiguée, je dois regagner la Petite Tine à l’abri dans son parking, mais j’ai décidé d’aller auparavant humer quelques parfums dans une boutique située au bout du bout d’une rue pavée du Vieux-Lille. Je traîne un peu la patte et dois m’aiguillonner : LA rencontre olfactive que j’attends est peut-être au bout du chemin.
Me voici arrivée dans l’antre des perfumistas lillois et d’ailleurs. Décor boudoir, quantité hypnotisante de parfums sur les étagères… La vendeuse est occupée et c’est une charmante jeune femme qui s’adresse à moi. Je souhaite découvrir quelques créations que j’ai en tête. Les "pschitt" se succèdent sur les touches de papier, je retrousse la manche de mon manteau pour livrer mon avant-bras aux molécules d’Ambre Russe, un jus qui me fait rêver depuis longtemps. La jeune femme, très sympathique, m'apprend qu'elle est stagiaire. Elle aimerait devenir socio-esthéticienne et travailler dans les cliniques pour apporter aux femmes le plaisir, souvent oublié ou négligé, de prendre soin de soi et se faire belle. Si certains affirment que ce n’est pas une priorité, je rétorque qu’un reflet flatteur dans le miroir participe d’un meilleur moral. Et donc d’une plus grande confiance en soi. On marque des points sur la maladie. On la foule aux pieds. On est mieux armée. Et je remarque, épinglée à la blouse de mon interlocutrice, une boucle de ruban rose qui m’intrigue. Elle me parle alors d’Octobre Rose, cette campagne annuelle de sensibilisation au cancer du sein. Je connais Octobre Rose. Le cancer aussi, je connais, à travers une personne très proche. Cette campagne, ce combat, m’interpellent. J’évoque ma propre expérience. La guerre - des malades, des équipes soignantes, de l’entourage. Les forces qu’il faut aller chercher très loin au fond de soi. On n’en sort pas indemne. Etrange et grave conversation dans ce lieu dédié à la beauté, à la légèreté, à la futilité, aussi, diront d'aucuns. J’en oublierais presque pourquoi je suis ici. Je me dis que la légèreté est un droit. Quand je demande à la jeune femme où me procurer cette frêle bannière - la campagne touche à sa fin -, elle n’hésite pas, décroche le ruban de sa blouse et me le donne, dans un geste spontané. Je l’épingle illico à mon manteau, bien visible, sur mon cœur. Un parfum ? Oui, j’aime beaucoup Ambre Russe, mais je vais garder la touche sur moi (souvent je glisse ce mince support de papier parfumé entre ma peau et mon soutien-gorge), et je reviendrai. Je sors de la boutique pensive, un peu remuée, et environnée d’effluves insolites ou rassurants, collés à mon épiderme ou se baladant dans l’air…
Or, voici quelques jours, alors que j’extrais mon manteau de sa retraite estivale, je m’aperçois que le ruban a disparu. Je n’ai pas souvenir de l’avoir porté sur un autre vêtement. Je fouille frénétiquement ma garde-robe, lampe-torche au poing. Rien. L’épingle, minuscule, se sera ouverte et aura glissé de l’étoffe. Cela me chagrine beaucoup…
C’est cet après-midi, avant de sortir, que je retrouve le ruban, épinglé sur le côté droit de mon manteau. Il me crevait les yeux. Comment est-il arrivé là ? Ai-je été victime d’un phénomène de cécité sélective, d’un « blindspot », comme disent les psys, cet angle mort de l’esprit ? Cela restera une énigme des plus obscure…
Je ne me suis plus préoccupée de ce mystère. J’ai vérifié que le ruban était bien fixé. Et bien en évidence. Cette année encore, il me semblera déployer, dans mon manteau rouge, le symbole d'une cause universelle, d’un combat, qu’il soit celui des femmes ou celui des hommes touchés par cette saloperie de crabe. Par solidarité. Et pour, à ma façon, témoigner.

« L’amour qu’on vous porte vous donne la force, l’amour que vous éprouvez, le courage. »