mercredi 26 novembre 2014

Apparition



C'est un samedi après-midi d'octobre. Je rentre de Normandie. Ma petite route m'est en partie interdite par une fort fâcheuse déviation. Je n'aime pas les retours. Je n'aime pas les déviations. J'aime longer l'Eaulne et prendre mon temps jusqu'à l'axe autrefois appelé Nationale 29 qui me mène droit ou presque vers chez moi. Mais pas moyen d'y couper. Je me retrouve sur des chemins inconnus, sur le plateau, à la lisière des pays de Caux et de Bray, dans une autre Normandie, où les matériaux de construction, l'habitat sont différents, plus sombres, plus austères qu'une poignée de kilomètres plus bas, dans la riante vallée de la petite rivière.
Je maudis la déviation qui m'impose cette cambrousse, ces bourgades tristes. Pressée de me sortir de là, je n'en conduis pas moins prudemment. A l'entrée d'un village, entre deux portions de haie, surgit soudain à ma droite un quad que je n'ai pas vu arriver. L'homme qui chevauche l'engin porte la combinaison verte des travailleurs agricoles. Son visage, que j'aperçois au vol, est saisissant : revêtu d'une expression béate, comme illuminée, il est fendu d'un sourire presque cruel qui découvre ses dents. Son œil droit est fermé. Ce détail frappant ajoute à l'impression de bizarrerie qu'il dégage. Il a l'air d'un dément. Il est effrayant. D'où sort-il ? Et moi, où suis-je tombée ? La peur, une peur panique, me prend.
Un instant je redoute le choc. Mais l'apparition pile au bord de la route, me cédant le passage de justesse. Cependant, je ne sais pourquoi, je doute que l'homme m'ait ne serait-ce qu'aperçue. Il semble évoluer dans un autre monde. Dans mon rétroviseur je le vois prendre la direction opposée et s'engouffrer un peu plus loin dans une autre pâture. Le personnage et sa monture disparaissent, happés par la campagne normande aussi vite qu'ils en ont jailli.
La scène n'a duré que quelques secondes. Elle me laisse un sentiment d'irréalité. Pourquoi cette peur, comme si je venais d'être confrontée à quelque événement surnaturel ?
Loin de tout, comme dans cette contrée que je connais mal, tout est possible. Ai-je franchi la frontière invisible d'un pays de sorciers, où les détenteurs de pouvoirs maléfiques, capables, au moyen de quelques gestes, quelques paroles, de sécher sur pied hommes, bêtes et récoltes, se livrent entre eux une lutte sans merci ?
Comme je m'éloigne du lieu de cette rencontre, je me remets tout doucement de ma frayeur. Mais je ne parviens pas à chasser de devant mes yeux l'image de cet individu déboulant à toute blinde sous mon nez, son rictus, sa paupière fermée. Je pense aux contes fantastiques de Maupassant. Le Horla en fait partie, mais ils comprennent aussi La Peur, cénacle d'amis - dont Tourgueniev - où chacun relate tour à tour une expérience angoissante qui l'espace d'un instant a réduit à néant ses repères et fait douter de sa raison. Le surnaturel ne l'était point, l'objet de la peur a trouvé une explication rationnelle, mais tout l'art de l’écrivain consiste à faire subsister, en filigrane, l'hésitation. A laisser une porte ouverte à l'inexplicable...
N'est-ce pas cela, l'"inquiétante étrangeté", qui par un détail fait basculer le quotidien le plus banal dans un univers où le rationnel n'a plus cours ?
Étrange et inquiétante, telle "mon" apparition... Elle était sans doute bien inoffensive - hormis par sa façon de conduire -, sans doute me suis-je "fait un film", le décor désolé aidant. Mais je me joindrais volontiers par l'esprit à Maupassant et ses illustres commensaux, un soir au coin de l'âtre, devant un bon repas, pour ajouter mon récit aux leurs...