dimanche 28 mars 2010

La nuit, tous les chats sont griffes


Les horaires des chats ne coïncident pas forcément avec ceux des humains. Ils sont même parfois diamétralement opposés à nos cycles biologiques. Les chats, ces grands travailleurs, ne connaissent ni jour ni nuit, et tous les moments se valent pour qu'ils nous honorent de leur présence. Vialatte les classait parmi les oiseaux utiles et il avait bien raison. Du moins en les qualifiant d'oiseaux. Pour le reste, hum... (J'écris cela et une forêt de griffes menaçantes se dresse derrière moi.) Ainsi Mascaret me réveille parfois dès que l'aube point. Un trot feutré, un gloussis, un bond, le voici près de mon oreiller. Il se met alors consciencieusement en devoir de me scalper. Et que je t'enfonce mes griffes dans le crâne, et que je les retire, une patte, puis l'autre, et ainsi de suite. C'est un fait, le massage du cuir chevelu active la circulation sanguine et stimule le bulbe pileux. C'est tout bénef ! Soit. Mais ce n'est pas forcément agréable à six heures du mat'.  Et ça fait mal. C'est ce que je m'efforce de faire comprendre à mon Bébert. Ou plutôt non. Je suis tellement ravie de sa présence et de son intérêt pour mes cheveux que je laisse faire. J'essaie bien parfois de le repousser avec toute la diplomatie possible. Mais il revient à la charge de plus belle. C'est sa façon de me dire qu'il m'aime (du moins ai-je cette illusion). Son ardeur à m'arracher des lambeaux de peau finit par s'atténuer d'elle-même. Son ronronnement persistant me fait à nouveau glisser dans le sommeil. Je me réveille une heure plus tard avec le bonheur de constater qu'il me reste quelques cheveux. Mascar est parti. Il a dû s'installer sur quelque coussin pour se remettre de sa nuit mouvementée. Je me garderai bien de le déranger. Je suis une humaine, je suis civilisée, et à ce titre censée contrôler mes pulsions, n'est-ce pas. Point de touffes de poils arrachées. Et comme une idiote j'attendrai sa visite, la nuit prochaine, peut-être...

vendredi 19 mars 2010

L'ancre de miséricorde, par Pierre Mac Orlan

J’éprouve de temps à autre le besoin de me replonger dans des lectures régressives. Entendons-nous : il ne s’agit pas de remonter aux aventures de Fantômette ou du Club des Cinq. Les lectures en question sont plus récentes. Ce sont des expériences littéraires qui m’ont marquée et dont le temps n’a pas atténué la douce aura. Elles apportent l’apaisement, aux souvenirs, aux émotions passées se mêlant l’excitation de la redécouverte. Ainsi j'ai lu L'ancre de miséricorde il y a dix ans. Peut-être trouvé au Salon du Livre (j’aimais beaucoup le stand Phébus) ? Je ne sais plus. Un coup de cœur, en tout cas, qui me reliait aux choses de la mer, à des atmosphères ressenties sur les quais du port de Rouen. De mon point de vue, cette lecture pourrait être qualifiée de régressive, d’enfantine, si l’ouvrage n’était autant infusé de mélancolie et porteur de "leçon"  sur la condition d'homme.
Brest, dernier tiers du XVIIIe siècle. La ville connaît une belle animation que lui impulsent le port de commerce florissant et les activités militaires. Yves-Marie Morgat, dit Petit Morgat, est le fils d'un commerçant estimé de la ville. Collégien brillant qui se destine à la carrière des armes, il est porté à la rêverie, nourrie par les exploits des hommes de mer dont l’écho lui parvient depuis toujours, tel le ressac de l’océan. Alors que son père, homme ouvert aux idées des Lumières, et lui se lient d’amitié avec l’énigmatique et bienveillant Jérôme Burns, ancien chirurgien de marine, la rumeur du retour de Petit-Radet, redoutable forban donné pour mort, s'amplifie. Jean de la Sorgue, forçat au "Grand Collège", ainsi nomme-t-on le bagne de Brest, et ami de Petit Morgat, aurait quelques comptes à régler avec le gentilhomme de fortune entouré d'une noire réputation. C’est à l’ombre de tels personnages qu’Yves-Marie plongera dans l’Aventure, cette garce séduisante et traîtresse. Jérôme Burns, en homme mûr, en est revenu et met le jeune garçon en garde contre ses attraits destructeurs. Mais Yves-Marie va se retrouver mêlé à de sombres histoires dont un seul personnage détient la clé. Il l’apprendra de façon tragique alors que s’effondrent les apparences. Sa découverte le fera basculer dans l’âge d’homme. Il en portera toujours la blessure.
Chez les marins, l'ancre de miséricorde, c'est la dernière planche de salut, le dernier espoir au cœur de la  tempête, quand plus rien ne retient le navire en perdition. L'ancre de miséricorde, plus qu’un roman d’aventure, est un roman sur l’aventure, celle dont on rêve mais dont on ne sort jamais indemne. Tout au long de ce récit initiatique, les péripéties sont davantage relatées « de loin » que vécues. Les protagonistes sont dépeints avec couleur et vivacité. Régiments aux uniformes chamarrés, paysannes portant coiffe de leur pays pour se rendre au marché… C’est tout un univers qui défile sous les fenêtres de Petit Morgat. On perçoit bien sûr toute la fascination de l'auteur pour la mer et le voyage, fût-il imaginaire. Pierre Mac Orlan donne vie à la mythique rue de Siam, à un Brest disparu, happé par le gouffre du temps. La langue se fait archaïsante et emprunte grandement sa saveur au vocabulaire argotique des forçats et des mauvais garçons. Et c'est un régal, telles ces invectives qui fusent entre le passeur du bac et un garde-chiourme, le premier reprochant au second une manœuvre de navigation hasardeuse :
- "Dérobe-toi à tribord, ânon de pré-salé, matelot de poulaine. Tu iras vent arrière dans tes oreilles mal carguées avec la première bordée qui déhalera la barque infernale.
- Tête de sabouleux, tu vendrais ta daronne pour une menée de ronds. Je t’attends ici, dans peu de mois, et je te ferai danser au bout de la tortouse devant les narquois de la garnison."
Rassurez-vous, l’ouvrage comprend un lexique, histoire de "naviguer" plus à l'aise dans ce langage fleuri !
Curieusement, des correspondances avec mon univers se sont révélées. Pierre Mac Orlan est né à Péronne, dans la Somme. Il a fréquenté l'Ecole Normale d'Instituteurs de Rouen avant de mener la vie de bohème dans la ville. Il y logeait dans une chambre de la rue des Charrettes. Comment ne pas y voir un "signe" ?
Il est des illusions qui ne survivent pas à la jeunesse, Petit Morgat nous le rappelle. Mais les sentiments éprouvés les premières fois à la lecture de ce roman étaient eux au rendez-vous. Une lecture non pas infantilisante, mais profondément marquante. 

L'ancre de miséricorde, par Pierre Mac Orlan, Phébus, collection Libretto.

mercredi 3 mars 2010

Somme where, Somme time

Un samedi, après déjeuner. Un rayon de soleil, une envie. Je me décide, vite. Direction les étangs de la Somme, où je suis passée voici quelques mois. A défaut d'aller plus loin, là où le bout du trajet s'appelle Rouen ou Dieppe...
La Somme est sur ma route. Elle est l'articulation entre ma région et la Normandie, une terre de transit et de transition. Elle peut être aussi riante qu'austère. Elle a choisi ce dernier visage aujourd'hui, car les nuages sont venus tapisser le ciel.
Bapaume. Direction Albert. Un détour pour voir de près le mémorial anglais de Thiepval, dont j'ai souvent aperçu la silhouette au loin. Le chemin vicinal serpente à travers les champs, triche avec les distances. Étendues de terre brune fraîchement labourée qui épousent le courbes du sol et annoncent les prochaines semailles. Le printemps. Des dizaines de milliers d'hommes sont tombés ici. J'imagine tous ces jeunes gens vaillants, venus d'Angleterre, du Canada, d'Australie, de Nouvelle-Zélande, qui partaient au feu sans savoir ce qui les attendait. De fait personne ne pouvait savoir. On n'avait jamais vu une guerre aussi totale, sanguinaire.


Le mémorial de pierre et de brique se dresse au milieu des arbres. Ce n'est pas gai, surtout sous ce ciel bas. C'est un lieu de recueillement. Pourtant j'aime ce décor et cette atmosphère. La terre ici semble sereine, mais qui sait quels souvenirs ressassent ses profondeurs... Je me demande soudain si la terre a une mémoire, ou si la mémoire est seulement dans le cœur des hommes... Sous les bosquets, les premières feuilles de jonquilles jaillissent du tapis de feuilles mortes. Indifférence des saisons, suprématie de la vie après sa négation par la Grande Guerre...
Un autre lien m'attache au sol picard : en 1916, à quelques kilomètres de là, un officier nommé JRR Tolkien concevait sa mythologie et sa Terre du Milieu. L'abri de la pensée, au cœur du cataclysme. Les premiers vers, des personnages, des récits qui s'ébauchent. Tolkien perd deux compagnons d'écriture, Roy Gibson et G.B. Smith. On a dit que ses œuvres étaient un tribut à leur mémoire...
Je poursuis ma route. Des détails, des visions captés par l'œil à mesure que l'asphalte se déroule. Une girouette en forme de chat sur le toit d'une maison. Des étangs à canards. Le canal de la Somme, aussi rectiligne que le parcours du fleuve est sinueux. Tout est calme. Un chat traverse lentement devant moi. Il a tout son temps. J'admire les chats, téméraires et sages. Une balade sans croiser l'un d'eux, c'est triste. Au-dessus de Glisy un petit monoplan cabriole dans les airs, alternant loopings et piqués.


Je m'attarde un peu. Un café. Escale du voyageur. Il faut rentrer. A cinquante ou soixante kilomètres d'ici, la Normandie. A portée de main et lointaine. Je reprends le volant sous une averse de neige fondante. Un vol de perdrix par dessus la route. Des noms connus sur les panneaux. Je navigue au milieu des sillons de glèbe. Je rentre. Mais la Somme est là, sera toujours là, immuable. Terre qui m'éloigne et me rapproche. Terre de passage, terre d'espoir qui accueille mon attente de la Normandie.

Ô vieux corbeaux tachés de temps vous le savez :
par moment il n'est pas d'issue vers le ciel,
et vous tentez des envols à travers la terre.


                    Didier Pobel